MATIèRE A RéFLEXION : LE/S CORPS DIVERS DANS LE SPECTACLE VIVANT : DES CORPS PLEINS D’AUTRES CORPS

Un article écrit par
Cheril Linett
and edited by
Ivón Figueroa Taucán
05 janvier 2024
7 min

Diversitas est la racine étymologique du concept de diversité, désignant ici à la fois les êtres humains et les autres organismes, le multiple et le varié, le différent et le singulier. Il existe plusieurs types de diversités. Ce mot est utilisé pour parler de choses, d'opinions, d'animaux ou de personnes. C'est un concept qui peut faire référence à des aspects de l'humanité tels que l'ethnie, la classe, la biologie, la culture, la linguistique, la fonctionnalité, la sexualité, la religion, les opinions ou les idéologies. C'est une chose de percevoir son existence, mais c'en est une autre de développer les compétences éthiques et relationnelles pour comprendre cette qualité : la diversité dans la société et même dans tous les organismes vivants qui cohabitent sur la planète. Nous n'existons pas sans les autres et il n'existe pas une seule manière d'exister, mais une multiplicité de formes de vie, chacune complexe en elle-même. Je préfère les modes de vie qui s'éloignent des modes de vie normatifs car, socialement, la vie et toutes ses étapes ont été comprises à partir d'une convention.

La performance est également diversifiée. Définir le terme performance est complexe en raison de son pouvoir sémantique important. Il est utilisé de diverses manières, mais je souhaite l'analyser en tant que pratique, langage ou expression artistique. Bien qu'il n'existe pas de définition formelle ou officielle de la performance (en raison de ses multiples manières de faire et de la diversité de ses représentant·e·s), lorsque j'écris à partir de ma pratique, certaines clés ou éléments pertinents émergent grâce auxquels je pourrais la caractériser.

Je suis fasciné par la performance, car il est contraire à sa nature de la cantonner à une seule discipline. Il s'agit d'une pratique incarnée, anarchique et interdisciplinaire qui se situe en marge des institutions et à contre-courant des appareils culturels qui ont tenté de la façonner, brisant les limites de l'art.

De nature interdisciplinaire, cette discipline est constituée de savoirs, de connaissances et d'éléments appris·e·s par les artistes, qui peuvent être utilisé·e·s pour configurer une action. Nous pouvons nous mettre d'accord sur certains éléments pertinents autour de la pratique pour tenter une approche possible du concept, mais chaque artiste porte ses propres outils et connaissances qui rendent sa pratique unique.

L'élément central de toute performance est l'utilisation du corps comme support, sa présence vivante. Autrement dit, l'interprète occupe son corps comme une matérialité sur scène, puisque c'est le support physique qui permet de vivre l'expérience humaine. Nos corps sont notre archive, notre mémoire, un lieu d'évocation, notre espace vital, d'événements et de confrontation.

«le corps est en lui-même le lieu et l’espace de l’image, et sa mise en scène échappe aux déterminations de la ​représentation» (Borges de Barros, 2011, p. 27).

Cheril Linett, Coreografía de la Succión IV. Santiago, Chile. Junio de 2016. Credits: Clo Rouge

Un autre aspect important du spectacle est sa spatialité. Dans cette optique, le chercheur Amilcar Borges de Barros fait la distinction entre les concepts d'espace et de lieu, en définissant le second terme comme :

"[un] lieu d'occupation, d'énonciation, de positionnement, d'expansion, d'organisation, de présentation et d'assemblage optique/haptique, et l'espace comme une fissure, un itinéraire et un point de fuite/angle mort qui s'échappe et se réifie, qui bouge et se multiplie par la rencontre, le contexte, les perceptions et les interprétations entre l'observateur·rice et l'observé·e" (Borges de Barros, 2011, p. 22).

Avec Borges, j’ai pu comprendre le corps comme un espace incarné et comme un lieu, le son comme un autre espace, et la visualisation plutôt que l'oralité et l'utilisation des mots. Dans une performance, les limites de la représentation et de la présentation sont floues, ce qui génère une confusion chez les spectateur·rice·s, un problème qui attire mon attention lorsqu'il se produit, car il ouvre la porte à différentes lectures et interprétations. 

Au cours de l'événement, une relation active s'établit, au temps présent, entre l'environnement, les autres interprètes (s'ils agissent ensemble ou dans le cadre d'une proposition de spectacle collectif), la·le spectateur·rice et l'événement scénique. Dans mon cas, l'émergence des images est esquissée et fait partie d'un diagramme ou d'une structure, mais toujours avec la possibilité que de nouvelles images peuvent émerger au cours de l'exécution.

Cheril Linett, Virgen del Carmen Bella. Yeguada Latinoamericana. Santiago, Chile. Septiembre de 2019. Credits: Gi Del Río

Personnellement, il me semble insensé de jouer dans les lieux conventionnels comme les théâtres, les centres d'art, les musées ou les galeries. Je préfère les espaces où une dislocation est générée, les espaces où ces événements ne sont pas attendus, les lieux non conventionnels où la tension survient en raison de l'intersection entre ce que représente un lieu, sa mémoire et l'action. Ainsi réapparaissent des revendications politiques, socioculturelles et critiques, ou un nouveau positionnement du regard et de l'interprétation des spectateurs face à un événement spécifique, face à des sujets ou des lieux qui représentent l'ordre, le contrôle et la répression. Les espaces où, à mon avis, devraient avoir lieu les performances sont, par exemple, les lieux institutionnels, les lieux de mémoire, la rue, la maison ou encore la nature. Choisir le lieu où les performances se dérouleront fait partie de la réflexion sur l'action, de la compréhension des différences entre les espaces et les lieux. Votre choix ne doit pas être aléatoire. Dans ma pratique, cette décision est devenue fondamentale lors de la schématisation et du traçage des croquis qui, à partir d'une image, deviendront une action, puis se déclineront en encore plus de compositions d'images planifiées ou créées au présent..

Cheril Linett, Mudarse. Poetica de las Aguas III. Curanipe, Chile. Febrero de 2021. Credits: Gi Del Río

"Dans cette pratique, le processus créatif, l'exploration et la recherche priment et pas seulement le résultat. Aucune pièce n'est un résultat en soi, mais toutes s'inscrivent dans un vaste processus de recherche. Dans mon cas, j'insiste sur la recherche de nouvelles possibilités de manipulation des matérialités que je choisis, de lectures possibles et de compositions d'images qui naissent des différents usages que je leur donne. Le processus culminera à la mort de l'artiste, lorsqu'il décidera ou ne pourra plus continuer à créer."

Le rythme et la temporalité sont des composantes immatérielles et essentielles qui peuvent varier, ce qui nécessite d'être conscient de la manière dont elles sont utilisées. En termes de temps, une action peut être éphémère, brève ou de longue durée. Le moment où l'événement se produit est l'ici et maintenant. C'est pourquoi on dit que la performance est éphémère, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne peut pas persister dans le temps à travers l'enregistrement audiovisuel et photographique.

Une partie importante du processus d'une œuvre et de sa création est l'enregistrement de la performance réalisée en direct et, dans le cas de l'audiovisuel, le montage. En utilisant les enregistrements, vous pouvez générer votre propre fichier.

Dans cette pratique, le processus créatif, l'exploration et la recherche priment et pas seulement le résultat. Aucune pièce n'est un résultat en soi, mais toutes s'inscrivent dans un vaste processus de recherche. Dans mon cas, j'insiste sur la recherche de nouvelles possibilités de manipulation des matérialités que je choisis, de lectures possibles et de compositions d'images qui naissent des différents usages que je leur donne. Le processus culminera à la mort de l'artiste, lorsqu'il décidera ou ne pourra plus continuer à créer.

Les actions peuvent être menées individuellement, collectivement ou poursuivies par celleux qui en sont témoins. Je me considère comme un·e metteur·euse en scène, un rôle rare qui n'existe généralement pas dans ce langage. Grâce aux outils des arts du spectacle que je porte, j'ai découvert une méthodologie qui me permet de diriger le spectacle de l'intérieur, devenant le·la chef·fe de chorale. Le nombre d'interprètes varie en fonction des exigences de chaque œuvre. Partant de ce postulat, il ne faut pas identifier où se trouve le·la chef·fe de chorale (moi dans ce cas précis). Le public du spectacle est multiple et diversifié comme chaque personne. Il peut s'agir d'un public proche de l'interprète qui assiste à l'action, d'accompagnateur·rice·s complices en guise de soutien, ou d'inconnu·e·s qui traversent négligemment l'espace où se déroule l'œuvre. Ce sont ces dernier·ère·s auxquel·le·s je pense principalement. Les performances qui se déroulent dans l'espace public constituent le moyen le plus efficace de séduire un large public et d'établir une relation équitable entre les co-sujets, c'est-à-dire entre les artistes et les passant·e·s. Cela nécessite une co-présence pour transformer l'expérience esthétique en un événement social, expérimentant une transformation non seulement chez cellui qui l'opère, mais aussi chez cellui qui en est témoin.

Un aspect pertinent est le concept de liminalité. Ce concept ne vient pas de la théorie de l'art, de l'esthétique ou de la philosophie, mais des études anthropologiques sur le rituel (Fischer-Lichte, 2014). Arnold van Gennep (2008), folkloriste et ethnographe français, écrit dans son livre Rites de passage qu'il y a trois phases du rituel : séparation, marge (ou limen) et agrégation. Sur la base des recherches de Van Gennep, l'anthropologue écossais Victor Turner (1988) a inventé le concept de liminalité comme un espace-seuil, en suspension, un état interstitiel que l'individu expérimente lorsqu'il fait l'expérience d'un rite de passage. C'est une transformation qui implique le passage d'un niveau à un autre, la transition vers un nouvel état, différent et éloigné du précédent. Richard Schechner (2010), chercheur et théoricien de la performance, adhère à la pensée de Turner, les deux estimant que la performance produit une liminalité. En d'autres termes, la liminalité (née dans le contexte du rituel) peut être extrapolée à l'art de la performance en générant un espace interstitiel entre l'interprète et son public.

Un autre point de vue est proposé par Taylor, pour qui "les performances fonctionnent comme des actes vitaux de transfert, transmettant des connaissances sociales, de la mémoire et un sentiment d'identité à travers des actions répétées" (Taylor, 2011, p. 34). En ce sens, la condition transformatrice du rituel décrite par Turner (1988) et Schechner (2010) est adaptée du point de vue de la mémoire et du transfert de connaissances sociales que l'interprète partage avec le public à travers l'œuvre ou l'action de l'art, de cet espace interstitiel qui entoure tous·tes les deux.

Le mot performance est d'origine anglo-saxonne, donc étranger. Taylor (2011) précise que ce terme, du point de vue latino-américain, implique un nouveau colonialisme car il n'a pas de traduction en espagnol ou en portugais et n'est pas accepté par tous·tes les artistes pour faire référence à leurs œuvres. Malgré cela, il continue d'être usité, "traditionnellement utilisé dans le domaine des arts, notamment pour désigner l'art de la performance, l'art vivant et l'actionnisme" (Taylor, 2011, p. 35).

Je voudrais souligner le travestissement du mot performance. C'est la décision de l'artiste, cellui qui l'étudie ou qui en est témoin, d'y faire référence sous le nom de performance. Puisque cette langue a été mon lieu d'énonciation, il est pertinent et inévitable pour moi de réfléchir au genre ou au sexe du concept et de sa pratique. Cet exercice peut être extrapolé pour repenser et problématiser l'ethnie, la classe sociale, les églises, l'État-nation, le statut civil et d'immigration, en résistant et en affrontant toute institution de pouvoir. Pour cette raison, cet exercice génère une résonance et gagne en force locale, puisqu'il surgit in situ.

Au départ, mes appels et mes projets étaient composés de femmes cis, terme désignant les personnes dont l'identité de genre coïncide avec le sexe assigné à la naissance. Cis est un préfixe latin qui signifie de ce côté : ce qui se trouve de l'autre côté est donc trans. Les femmes cis sont étiquetées comme celles qui sont nées avec une vulve et qui, depuis lors, ont habité le monde avec l'expérience d'y être en tant que femmes et l'ont réaffirmé comme tel. Puis, lorsque j'ai commencé à remettre en question le régime hétérosexuel et binaire sous lequel l'humanité est socialement conçue, il est devenu nécessaire et urgent d'élargir l'appel, en favorisant les articulations entre les dissidences de sexe et de genre. Pour rejeter les codes hétéronormatifs et hétérosexuels avec lesquels la réalité est comprise et ordonnée, j'ai intégré dans mes performances des collègues trans, des travailleur·euse·s du sexe, des travesti·e·s, des drag queens et des personnes non binaires, nous reconnaissant collectivement comme des êtres insoumis, agitateurs et qui affrontent la construction historique que l'homme blanc, hétérosexuel et cisgenre a établie sur nous.

Les singularités de chaque personne qui fait partie de mes équipes de travail sont d'une grande importance en termes d'identité de sexe-genre, "d'ethnie", de particularités physiques et fonctionnelles. À cet égard, ni dans mon travail artistique ni dans ma vie quotidienne, je ne laisse une ouverture à celleux avec qui je ne suis pas lié·e en termes idéologiques, politiques et de classe. J'ai décidé d'utiliser le terme de dissidence sexuelle pour désigner la communauté à laquelle je me sens appartenir depuis l'adolescence, époque à laquelle je me suis reconnu·e comme une personne non hétérosexuelle, car je suis conscient·e de notre fardeau historique de discrimination et de violence, ainsi que des souvenirs de lutte et d'offensive contre les bourreaux, la population et les institutions répressives. Au contraire, la diversité sexuelle est un terme que je n'utilise pas parce qu'il est exclusif, parce qu'il crée une distance et une marge. Il a été récupéré par le système néolibéral pour désigner les autres, les non-hétérosexuel·le·s ou celleux qui échappent à la binarité de genre, neutralisant ainsi leur potentiel politique.

Cheril Linett, Memorial. Poetica de las Aguas II. Lago Rapel, Chile. 2020. Credits: Gi Del Río

Pour revenir à ma pratique, je pense qu'il est difficile de la séparer du quotidien. La vie et les œuvres se croisent, elles se doivent les unes aux autres. Concernant la sexualité, sujet que j'aborde fréquemment dans mon travail, j'insiste sur les droits sexuels et reproductifs, pour défendre notre mutation et notre fluidité constantes. Je suis fasciné·e par un érotisme anarchique qui résiste à celui hérité de ce système hégémonique, où l'hétérosexualité est obligatoire et où tous·tes celleux qui ne poursuivent pas le mandat doivent être toléré·e·s, du point de vue des espaces et des institutions libérales. Dans la vie comme dans le travail, je propose de vivre notre désir de manière autonome, d'être inclassable, chacun avec ses goûts, ses fétiches, ses plaisirs et ses besoins spécifiques. Les manières et les individu·e·s sont divers·e·s, comme toute vie. J'aime penser que chaque personne a des désirs spécifiques et qu'avec elleux, ces désirs peuvent devenir un centre d'affirmation politique et une identité sociale, unique et singulière. Dans les œuvres, cette affirmation/ce lieu d'énonciation politique – qu'est le corps lui-même – porte une signification, stimulant des lectures possibles et la construction d'un discours. Les discours s'articulent en fonction des contextes sociopolitiques. Toute transformation sociale impacte radicalement les pratiques artistiques, l'une/les unes est/sont inhérente(s) aux autres/à l'autre. Ainsi, chacune des personnes et tous les souvenirs que portent leurs corps font partie des œuvres et, enregistrées à travers les caméras, ces mêmes œuvres deviennent une archive historique, culturelle, politique et sociale, plus qu'une simple manifestation artistique.

Bibliographie

Borges, A. (2011). Dramaturgia corporal. Santiago du Chili : Cuarto Propio
Fischer-Lichte, E. (2014). Esthétique de la performance. Madrid: Abada Editores.
Van Gennep, A. (2008). Les rites de passage. Madrid: Alianza Editorial.
Schechner, R. (2000). Performance, théorie et pratiques interculturelles. Buenos Aires : Université de Buenos Aires.
Taylor, D. (2011). Etudes avancées de la performance. New York : Hemispheric Institute of Performance and Politics.
Turner, V. (1988). Le processus rituel. Structure et anti-structure. Madrid: Taurus.

 

Merci à la sociologue et performeuse Ivón Figueroa Taucán pour l'édition de ce texte.

Cheril Linett est une artiste chilienne et metteuse en scène, diplômée en théâtre avec une spécialisation en performance (Universidad Academia de Humanismo Cristiano). Elle est l'auteur du projet de performance Yeguada Latinoamericana. Elle a commencé son travail artistique en 2015, en participant à des rencontres, des festivals et surtout en se produisant de manière indépendante dans des espaces publics. À ce jour, elle a créé et dirigé de nombreuses œuvres, regroupées dans des séries de performances telles que Coreografía de la Succión, Poética de las Aguas, Vertiente Fúnebre et Casa. Elle a publié les livres Yeguada Latinoamericana de Cheril Linett (Trío Editorial, 2021) et Anarcografías del Cuerpo (Trío Editorial, 2021), qui compilent des photographies et des textes sur ses œuvres. Elle a participé à des expositions collectives au Chili et en Allemagne, ainsi qu'à des résidences artistiques en Argentine et en Espagne. Récemment, elle a sa première exposition individuelle, intitulée Del cuerpo a la carne (Museo C.A.V. La Neomudéjar, Madrid, Espagne), et a mis en scène la pièce Volver al lugar donde asesinaron a mi madre, écrite par Carla Zuñiga.

Sociologue, éditrice et performeuse.