LE COIN DES ENTRETIENS : LA MULTITUDE DES APPROCHES ARTISTIQUES - ENTRETIEN AVEC MAYLIS ARRABIT

Un article écrit par
Maylis Arrabit
09 avril 2024
4 min
Habrá Que Ponerse Cachas © Katrin Aldanondo

Que signifie pour vous l’expression « corps divers » ?

L'expression « corps divers » revêt une signification personnelle, artistique et politique, car elle nous invite à embrasser et honorer véritablement le spectre des expériences et de l'art des personnes aux formes, tailles et apparences corporelles diverses qui existent dans notre société, et le spectacle vivant. Ce concept remet en question les normes corporelles et les idéaux performatifs qui ont souvent exclu et marginalisé les individus.

Le concept de « corps divers » est lié aux communautés marginalisées, car il englobe les personnes dont le corps s’écarte des attentes normatives de la société, ce qui entraîne une marginalisation systémique et des opportunités limitées.

Pour promouvoir la diversité des corps et permettre à ces communautés de s’émanciper dans le spectacle vivant, nous devons amplifier la diversité des représentations et des récits. Il faut pour cela remettre en question les stéréotypes en mettant en scène des personnes de capacités, de tailles, d’origines ethniques et de genres différents, et comprendre les défis uniques auxquels sont confrontées les personnes dont les identités se recoupent, et qui doivent faire face à des discriminations sur de multiples fronts. La création d’espaces inclusifs et accessibles offrant des services et des ressources complets et accessibles sont autant de composantes essentielles de ce parcours transformationnel.

En tant que femme blanche cisgenre et artiste de danse handicapée, je reconnais l’importance d’élargir le champ d’application au-delà de la seule diversité physique. Nous devons reconnaître et valoriser la diversité des personnes vivant avec des handicaps invisibles, tels que les maladies chroniques, les troubles de l’apprentissage et la neurodiversité. Leurs voix et leurs expériences méritent d’être reconnues, valorisées et célébrées au même titre que la notion de « corps divers ».

 

Vous avez créé la pièce de danse-théâtre inclusive intitulée « Habrá Que Ponerse Cachas » (traduction : Nous devrons nous montrer fermes) en 2018, qui a depuis été sélectionnée dans le cadre du programme de financement Perform Europe pour effectuer une tournée sous la forme du projet Step by Step-Wheel by wheel. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet, et quel en a été le point de départ ? Comment le projet a-t-il évolué depuis sa première présentation ?

« Habrá Que Ponerse Cachas » (HQPC) est un duo de danse-théâtre inclusif que j’ai dirigé et créé en collaboration avec les danseurs handicapés et non handicapés Xabier Madina et Ebi Soria. Il explore l’identité au sein de la famille et l’évolution des relations entre frères et sœurs. La pièce s’inspire de deux enfants, Ari et Uzi, du film de Wes Anderson « La Famille Tenenbaum ». Ils vivent dans une famille sauvage présentant des dynamiques de pouvoir et des névroses. J’aime raconter des histoires sur les relations humaines et cela m’intéressait de voir ces personnages à l’âge adulte, et si leur relation fraternelle avait évolué. Qu’oublions-nous de notre enfance une fois adulte ? Notre enfant intérieur, ludique et interdépendant, n’est jamais très loin.

Conçue à l’origine pour des représentations théâtrales, HQPC a été jouée pour la première fois à Brême, en Allemagne, en avril 2018. Elle a ensuite été présentée au public lors du festival Lekuz Leku à Bilbao, recevant des commentaires positifs en termes de qualité et d’impact. Sous la houlette de la chorégraphe Janice Parker, financée par l’institut basque Etxepare, une nouvelle version a été adaptée pour le Edinburgh Festival Fringe en août 2019. Le succès de cette version a conduit à sa promotion dans de futurs festivals et événements.

Habrá Que Ponerse Cachas a été sélectionné pour le programme de financement Perform Europe dans le cadre du projet Step by Step-Wheel by Wheel. Grâce à ce programme, nous nous sommes produits dix fois au Danemark (festival Helsingør/festival PASSAGE), en Suède (VTST, Halmstad) et en France (Festival No (s) Limit (es) – Montpellier), où nous avons pu toucher de nouveaux publics et acquérir une expérience précieuse en matière de tournées. Nous sommes reconnaissants de la qualité du partenariat et des efforts déployés pour assurer l’accessibilité et la durabilité de notre travail.

Parallèlement aux tournées, nous nous engageons également auprès du public par le biais de séances de questions-réponses et d’ateliers de danse inclusive, en présentant notre pratique inclusive significative et innovante. Dans notre atelier co-animé, nous accordons une grande importance au fait que les artistes en situation de handicap au sein de notre collectif partagent leurs intérêts et leur vocabulaire en matière de mouvement. Nous explorons une tâche créative tirée de la pièce et introduisons un « langage imagé » inclusif, en évitant la terminologie excluante de la danse. Les participant·e·s aiment se plonger dans notre travail et apprécient le fait que des artistes handicapé·e·s dirigent, ce qui apporte une nouvelle perspective aux cours de danse.

En tant que danseuse, quel impact votre expérience personnelle a-t-elle eu sur le processus créatif de ce projet ?

En commençant la danse relativement tard dans ma vie, j’ai surtout appris dans les cours ordinaires, sans accès aux exercices inclusifs et aux tâches créatives. J’ai souvent dû trouver des moyens de traduire les instructions de mes professeur·e·s. Le défi se mêlait parfois à la frustration. En tant que directrice artistique, j’apprécie le potentiel des danseur·euse·s, je reconnais leurs forces créatives et je recherche d’autres approches de la représentation du mouvement, en tenant compte de leurs capacités et de leurs limites uniques.

Habrá Que Ponerse Cachas © Katrin Aldanondo

Ce projet visait à donner une plus grande visibilité aux artistes handicapé·e·s, tant sur scène qu’en coulisses. Qu’est-ce qui était important pour vous dans ce projet en tant que directrice artistique ? Votre approche artistique prédomine-t-elle, ou votre travail est-il axé sur le message social que vous voulez transmettre ? Pensez-vous qu’il est de la responsabilité des artistes de sensibiliser à ces sujets ?

Notre premier objectif en tant que collectif d’artistes était de créer une pièce de danse-théâtre divertissante, afin de diffuser notre histoire à grande échelle. Notre deuxième objectif était de créer une pièce de danse-théâtre qui soit facilement accessible et agréable pour tous. Les réactions du public au cours de notre tournée nous ont fait prendre de mouvement passionnante. Au lieu de me concentrer sur la technicité et la physicalité, j’ai trouvé un sens artistique au travers de la simplicité, de l’absurdité, de l’unicité, de la complicité et des détails nuancés qui distinguent et incarnent la virtuosité.

Dans le cadre de mes collaborations et des productions de danse qui en découlent, je m’inspire de la musique, des films et, surtout, des personnes avec lesquelles je travaille. Je prends plaisir à raconter des histoires et à remettre en question les récits dominants. Les éléments clés de mon processus créatif consistent à mettre en évidence les complexités des individus, à la fois ordinaires et uniques, à rendre visible l’invisible pour captiver le public et à renforcer mon esthétique en tant qu’artiste handicapée. Je considère cette identité comme riche et positive. Elle transcende les normes sociétales et les attentes en matière de « dépassement » et de « surperformance ». Pour moi, la virtuosité réside dans l’interaction entre l’intimité et l’ordinaire, le désordre et la subtilité, la puissance et la vulnérabilité.

Diriez-vous qu’actuellement, l’inclusion et la connexion à un public varié sont des sujets abordés par une majorité d’artistes autour de vous ? Si oui, pourquoi ?

Je ne peux pas parler au nom d’autres communautés marginalisées, mais d’après mon expérience, l’inclusion d’artistes et de publics en situation de handicap est souvent négligée par les artistes et les institutions dans notre domaine. Cela semble découler du manque général d’accessibilité dans notre société, qui exclut les membres de notre communauté des écoles publiques, des événements culturels, des espaces publics, etc. Si les gens n’ont pas l’occasion de se rencontrer et d’interagir, comment la diversité et l’inclusion peuvent-elles se concrétiser ?

Le rapport « Time To Act : Two Years On » (« Il est temps d’agir : 2 ans après ») commandé par le British Council révèle que les professionnel·le·s connaissent mal les œuvres d’artistes handicapé·e·s. Toutefois, les progrès en matière d’accessibilité sont évidents, bien que lents et complexes. Les pays qui accordent la priorité à l’égalité, à la diversité et à l’inclusion sont de plus en plus sensibilisés. Les différences régionales persistent avec en tête, les pays du Nord et de l’Ouest. Des politiques et des budgets dédiés ont contribué à améliorer la situation, mais la diffusion des connaissances reste une priorité.

À mon avis, pour promouvoir une inclusion durable, il est essentiel de donner la priorité à l’accessibilité et de la financer de manière appropriée. Les représentations en plein air permettent de mobiliser efficacement le public et de fournir un accès à la culture. Le soutien financier aux artistes handicapé·e·s devrait tenir compte de leurs besoins spécifiques, en prenant en considération l’inclusion des personnes chargées de faciliter l’accès dans les coûts de production. Les institutions devraient favoriser la diversité des voix, compenser les connaissances et donner la priorité aux expériences vécues dans les discussions sur l’inclusion. Travaillons ensemble à la construction d’un monde bienveillant et inclusif !

Maylis Arrabit est une artiste de la danse en situation de handicap originaire du Pays basque français. Elle travaille comme danseuse depuis 2017, ainsi que comme directrice artistique de Habrá Que Ponerse Cachas, en tournée mondiale depuis 2018. Elle a cochorégraphié Ice Age avec le Resident Island Dance Theatre (Taïwan). Le spectacle a été créé en 2022 et a été présenté en Europe, à Taïwan et aux États-Unis. En 2022, Maylis a fondé In (-) Between, qui propose des ateliers et des conférences en Europe, dans le but de favoriser sa carrière chorégraphique. Elle s'efforce de promouvoir la danse inclusive et le leadership des artistes handicapés dans les arts du spectacle.