Le/s Corps Vivant/s : entretien avec Eva Bubla
(Re)découvrez le travail de l'artiste Hongroise Eva Bubla à travers un entretien issu de la publication Le/s Corps Vivant/s, la première du fil rouge de Circostrada.
Que signifie pour vous «corps vivants»?
Ce terme m’évoque aussitôt la respiration des corps. Mon corps, l’environnement, le sol, les arbres, l’eau, les plantes et les animaux – humains et non humains. Je suis non plus focalisée sur mon propre corps, mais sur celui des autres. Quand on n’est plus séparé·e des autres, de nouvelles sensations apparaissent.
Vous êtes artiste associée IN SITU dans le cadre du projet (UN)COMMON SPACES (2020-2024). En quoi consiste votre rôle?
Je dirais que mon rôle est multiple. Le projet (UN)COMMON SPACES rassemble 16 partenaires festivaliers, ainsi que leurs artistes et citoyen·ne·s associé·e·s, pour explorer la relation entre art, espace public et société, et le potentiel qui en découle. Le projet se déroule en partie dans des laboratoires artistiques, où nous échangeons sur des idées et des approches, ce qui peut donner naissance à des collaborations avec d’autres artistes, citoyen·ne·s ou festivals. Les collaborations peuvent être de nature très diverse, selon le contexte local notamment.
Votre travail artistique exprime les enjeux sociétaux et écologiques actuels. Qu’est-ce qui apparaît en premier dans votre processus de création ? Votre approche artistique prédomine-t-elle, ou votre travail est-il axé sur le message écologique que vous voulez transmettre ?
Pour moi, les deux sont étroitement liés. Je perçois le monde et les impulsions avec un œil d’artiste, et mes expériences quotidiennes sont mes plus grandes sources d’inspiration. Bon nombre de mes projets ont été inspirés par les enjeux environnementaux auxquels j’ai dû faire face personnellement. À l’aide de méthodologies artistiques, j’entame une réflexion sur ces points en tentant de rendre visibles et tangibles certaines conditions et expériences. Je crée ainsi un espace de contemplation, de compréhension et de recherche de nouvelles perspectives et d’autres façons de faire, ce qui permet de catalyser un changement dans nos attitudes, voire nos actions. La conscience joue donc un rôle essentiel, tout comme l’improvisation et la flexibilité. Pour vous donner des exemples concrets, ma première version de Designated Breathing Zone était une réaction à la disparition des espaces verts et à l’augmentation de la pollution de l’air à mon retour en Indonésie, en 2019. Alors que j’étais malade des amygdales, j’ai imaginé un futur où nous ne pourrions respirer qu’à l’aide d’incubateurs de plantes : c’est ainsi qu’est né le purificateur d’air, un objet spéculatif dans lequel incube une plante, la sansevière. Le projet a pris une tout autre signification durant la pandémie. Public Breathing Practices a été installé dans une rue passante de Budapest, tandis que l’adaptation créée en collaboration avec Sardegna Teatro mettait plutôt l’accent sur les senteurs et les plantes aromatiques locales qui facilitent la respiration, suite à nos échanges avec les femmes de l’association locale Rimettiamo Radici. La pollution atmosphérique est un enjeu de taille à Pristina, notamment en raison de la consommation de charbon en hiver. En guise d’exercice de recherche, j’ai donc tenu un atelier au festival HAPU intitulé Aroma Mapping. Il s’agissait d’un parcours olfactif au cours duquel, avec l’aide des participant·e·s, nous avons recherché différents parfums et odeurs ainsi que les activités humaines associées, afin de définir le profil olfactif de la zone. En plus de permettre aux participant·e·s de vivre leur environnement d’une nouvelle façon et de nouer des liens avec celui-ci, ce format est une mine d’informations pour le développement futur de Designated Breathing Zone. Notre projet szabadonbalaton, mené avec l’équipe hétéroclite de PAD, se base quant à lui sur les travaux scientifiques de nos membres autour du Balaton, le plus grand lac de la région, où nous utilisons des formats artistiques – comme un concept bar à processus écologiques – applicables à différents contextes géographiques.
Sur votre site web, vous avez écrit : « Les événements de l’année dernière ont bouleversé notre quotidien et notre rapport à l’environnement, à l’espace urbain et à nos congénères. Notre sentiment d’aliénation – la distance imposée entre nous – n’a fait qu’augmenter, alors qu’en dépit de la pandémie, les défis socio- environnementaux de notre époque rendent plus urgente que jamais la création d’une relation saine avec notre environnement. » Pouvez-vous nous en dire plus à propos du projet Sensing the City que vous avez mené en 2021 à Budapest, et sur l’objectif que vous avez souhaité atteindre ? Quelles ont été les réactions de la population locale ?
Sensing the City est un projet curatorial dont la première édition s’est tenue en 2021 à l’occasion du festival PLACCC de Budapest, durant lequel divers artistes ont proposé des installations et des performances publiques, ainsi que des conférences thématiques en compagnie d’experts de domaines en rapport avec les sujets évoqués dans les œuvres. Cette présentation du projet est moins pertinente aujourd'hui que durant la première année de la pandémie : la distanciation sociale est moins présente que pendant les premières vagues, mais l’objectif premier consiste toujours à répondre aux urgences planétaires en s’attaquant aux défis écologiques et environnementaux à l’échelle locale, ainsi que par le biais d’une méthode sensorielle de perception, de compréhension et d’instauration d’un dialogue sur ces thématiques. Le concept curatorial est dans la continuité de ma propre méthodologie artistique, une expérience destinée à aider les êtres humains et non humains à se (re) connecter et à prendre soin les uns des autres. Une invitation à utiliser nos sens pour partir en exploration. Une plateforme pour sensibiliser sur les enjeux pouvant être négligés ou ignorés. Suite à notre appel à projets, nous avons sélectionné des projets abordant des sujets variés et organisés dans des espaces publics insolites, ce qui aide à attirer un public plus large et plus diversifié. Les événements organisés dans des lieux traditionnels mobilisent une certaine catégorie de la population, mais en installant ces œuvres – et le débat – au cœur de l’espace public, le passant anonyme peut alors aller à leur rencontre. Le public hongrois a d’abord réagi avec surprise et avec une certaine défiance, mais des gens finissent toujours par s’approcher, poser des questions, réfléchir, interagir, apprendre et partager. Le projet Not Quite California Wonder par Fuzzy Earth, installé dans la halle du marché, a proposé au public un scénario spéculatif – par le biais de films et d’objets – dans lequel le poivron nous livre son histoire et son rôle de plante et d’aliment, mais aussi d’industrie, de symbole politique et de vecteur écologique. Les passants pouvaient s’immiscer dans l’univers de la gestion et de la valorisation des déchets, grâce à l’installation Firework de Katalin Kortmann-Járay, Bálint Katona et András Kaprinyák, qui se sont inspirés de l’incinérateur municipal pour créer des projections, des sons, des fumées et même des goûts. Les étudiants et chercheurs de MOME ont créé une bande-son qui reproduit l’environnement sonore d’un terrain désaffecté transformé en jardin communautaire, en étroite collaboration avec la municipalité locale et Rév8. Pour conclure sur un exemple radical, la performance There is No End du groupe de recherche SVUNG a invité les participants à une veille de douze heures près d’un cimetière abandonné pour réfléchir sur la vie et la mort, ainsi que sur leur lien avec les déchets.
Diriez-vous qu’actuellement, les enjeux écologiques et le lien à l’environnement sont des sujets abordés par une majorité d’artistes autour de vous ? Si oui, qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
Même si le sujet principal de mes travaux ces dernières années m’a conduite à m’entourer de gens qui partagent mes idées, je crois que de plus en plus d’artistes s’intéressent à ces questions, de même que le secteur culturel et la société civile au sens large. Il reste bien sûr beaucoup à explorer, ce qui rend ces travaux et ces projets d’autant plus pertinents et significatifs. De plus en plus de gens se rendent compte de l’urgence et de la nécessité d’entamer un dialogue, que ce soit sous un angle activiste ou plus symbolique, voire poétique.
Pensez-vous qu’il est de la responsabilité des artistes de sensibiliser à ces sujets ? Estimez-vous que l’art dans l’espace public peut faire la différence sur le long terme?
Je pense que la sensibilisation est une responsabilité que l’on choisit. L’art en lui-même et le rôle de l’artiste peuvent prendre des formes diverses, et nous devons endosser des rôles qui nous parlent et nous semblent authentiques. Pour moi, ce choix est naturel : au départ, je traitais des questions environnementales en tant que citoyenne, poussée par mes besoins personnels, mais ces enjeux se sont progressivement immiscés dans mon art pour aujourd’hui se retrouver au centre de ma pratique. Je pense sincèrement qu’un impact durable passe par une présence et un engagement cohérents. Cela peut prendre la forme d’une collaboration artistique avec une communauté sur le long terme, d’un thème récurrent sur plusieurs sites d’un contexte choisi, ou encore d’un festival présentant régulièrement des œuvres qui s’attaquent à ces enjeux. Le changement peut se produire à une plus petite échelle et à un niveau personnel, mais les communautés et les sociétés se composent d’individus. Même si le changement doit évidemment intervenir par le haut, au niveau législatif ou des entreprises, je crois fermement que le changement peut aussi venir d’en bas – dans l’espoir que les différentes parties se rejoignent à mi-chemin. En même temps, je sais qu’on ne peut pas tout changer ni revenir en arrière sur tout, mais nous devons apprendre et faire évoluer notre attitude et notre capacité d’adaptation. En outre, il sera toujours difficile d’évaluer de façon précise le changement dans un contexte artistique. Nous devons continuer à travailler pour nos valeurs et pour ce qui nous tient à cœur.
Eva Bubla (1985) est une artiste et activiste hongroise. Ses projets portent sur les enjeux écologiques et sociaux, à la croisée entre art et science. Eva aime travailler avec les communautés locales et d’autres secteurs – autant d’interactions qui définissent les expériences qu’elle crée, qu’il s’agisse d’un objet, d’une installation, d’une performance ou d’un atelier.
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