La valeur de la diversité

Un article écrit par
Jordi Duran i Roldós
20 décembre 2022

La deuxième édition de Dive – Activité de formation approfondie a eu lieu à Ílhavo (Portugal) du 30 novembre au 2 décembre. L’événement était organisé par le réseau Circostrada et Bússola (Portugal), en collaboration avec 23 Milhasla municipalité d’Ílhavo et Acesso Cultura dans le cadre de LEME - Festival de Circo Contemporâneo. Jordi Duran i Roldós, directeur du Festival Z de Gérone (un événement auquel sont convié·e·s de jeunes créateurices) et coordinateur du diplôme Arts du spectacle ERAM - University of Girona, mais aussi intervenant et participant passionné de Dive#2, nous livre ici un compte rendu de l’événement.

DIVE#2 et le programme artistique de LEME partagent un lien profond avec le fil rouge annuel du réseau Circostrada, le/s corps « divers ». Pendant trois jours, l’événement immersif DIVE#2 s’est focalisé sur l’égalité, la diversité, l’accessibilité et la dynamique des pouvoirs dans l’univers du cirque et des arts de la rue. Au gré des nombreuses activités expérimentales proposées, les participants ont échangé leurs connaissances, expériences et meilleures pratiques liées à ces enjeux.

Pour ma part, j’ai été invité par le réseau Circostrada pour intervenir lors de l’un des débats et écrire cet article. De retour chez moi et alors que je tente de faire le point sur ce que nous avons vécu, une chose est claire : mes questions sont aujourd’hui encore plus nombreuses qu’avant mon départ pour Ílhavo ! Vous saurez de quoi je parle en lisant la suite...

La programmation artistique du festival LEME et les activités de DIVE#2 se sont déroulées sans accroc. En dépit d’un calendrier chargé, artistes, médiateurices, publics et invité·e·s ont été globalement satisfait·e·s du résultat produit – une réussite en grande partie due au savoir-faire et au sens de l’humour de Stéphane Segreto-Aguilar, coordinateur du réseau Circostrada et talentueux maître de cérémonie, ainsi qu’à l’indéfectible patience et à l’intelligence émotionnelle de l’équipe de Bússola, de Bruno Costa et de Daniel Vilar.

©João Garcia Neto

Le mercredi 30 novembre après-midi, après l’allocution de bienvenue donnée au foyer de la Casa da Cultura d’Ílhavo, les coordinateurs ont rappelé aux participants quelques consignes clés : gentillesse, générosité dans le partage et écoute attentive de tous les points de vue. S’en est suivie une première réunion, durant laquelle des questions complexes ont été posées à des professionnels issus de différents pays et milieux – une première rencontre qui a donné le « la » pour la suite de l’événement : respect, écoute et bienveillance.

Le coup d’envoi a été donné par Yamam Al-Zubaidi, chercheur indépendant spécialiste de l’égalité en droit européen et suédois, et plus particulièrement de l’égalité raciale/ethnique et des données, ainsi que dans le secteur culturel. Pour Yamam, il n’existe à l’heure actuelle aucune définition directe du concept de diversité. En Europe, chaque pays est libre d’appréhender et de réglementer ce concept à sa façon, et de mener sa propre politique de recherche et de sensibilisation dans ce domaine. Pour lui, la diversité est fortement liée à une prise de risque et à un plus grand respect des droits humains. Concernant les arts du spectacle, Yamam nous a invité·e·s à nous poser plusieurs questions : Pourquoi est-il important de promouvoir la diversité ? Pourquoi notre projet doit-il accueillir davantage de diversité ? Enfin, pourquoi la diversité doit-elle être un enjeu central dans les spectacles que nous programmons ou vendons ? En guise de conclusion, Yamam a souligné la nécessité de dépasser les frontières de la scène pour se pencher sur la diversité comme valeur de « mixité », tout en rappelant que les institutions culturelles doivent prendre le risque de partager le pouvoir et la prise de décision avec leurs communautés – actuelles et futures.

Yamam a ensuite laissé sa place à l’artiste Diana Niepce, dont l’intervention a été pour moi le véritable temps fort de cette première journée. Pour Diana, l’inclusion est également un acte d’exclusion – une surprise pour moi, l’inclusion étant un sujet de discussion depuis si longtemps. Diana a abordé avec beaucoup de justesse un sujet hautement dichotomique et source de tensions.

Cet échange a été mené par la chorégraphe, commissaire d’arts du spectacle et enseignante, Cristina Planas Leitão. Pendant 45 minutes, Diana a raconté son histoire et évoqué divers enjeux : l’honnêteté envers soi-même et les autres, la subversion des limites, l’acceptation ou la compréhension d’un corps non normatif dans les arts du spectacle contemporains, l’absence de corps non normatifs dans les écoles d’art dramatique et, ainsi, la nécessité de voir plus de corps politiques sur scène pour – entre autres considérations – accélérer le changement de point de vue de nos sociétés.

Point d’orgue de cette première journée, une session de réseautage - vieilles connaissances comme parfaits inconnus - nous a permis d’entrer dans le vif du sujet et de nous côtoyer de façon informelle, tout en répondant à un rapide questionnaire performatif. Une session productive qui nous a permis, en une heure seulement, de discuter jusqu’à trois minutes avec douze personnes différentes ! Si ce rythme effréné nous a tous·tes fait rire au départ, il nous a également invité·e·s à redéfinir notre positionnement devant certaines questions qui allaient occuper les débats au cours des jours suivants.

Le deuxième jour s’annonçait particulièrement chargé, avec pas moins de quatre spectacles et trois sessions de débat et de réflexion, le tout en 12 heures chrono. Heureusement, le planning impeccablement tenu par les co-organisateurs a fait des miracles, et cette deuxième journée a livré des éclairages passionnants, notamment pendant les tables rondes.

©João Garcia Neto

La première partie de la journée s’est déroulée dans le cadre idyllique du centre de création Cais Criativo Costa Nova, à quelques encablures seulement des plages sauvages de l’Atlantique – certain·e·s en ont d’ailleurs profité pour se tonifier les pieds dans l’eau, avant de regagner leur place pour le reste de cette longue journée.

La première table ronde de cette deuxième journée est certainement celle qui a suscité le plus de réactions passionnées durant DIVE#2. Cette table ronde était consacrée à l’inclusion DEIA (Diversité, Équité, Inclusion, Accessibilité) dans les pratiques culturelles : ce qui a fonctionné, mais aussi ce qui a échoué (et les raisons de ces échecs), sans oublier les leçons tirées et les améliorations à apporter - une table ronde animée par Stéphane Segreto-Aguilar et à laquelle ont participé Catarina Saraiva (Linha de Fuga), Cláudia Berkeley (Teatro da Didascália), Marco Paiva (Terra Amarela) et Maria Capell Pera (FiraTàrrega). Leurs interventions étaient toutes liées à « l’art de l’échec », ou comment faire de l’erreur un vecteur de changement et un espace d’apprentissage. Le débat était centré sur le besoin de créer des stratégies de médiation capables d’améliorer les processus créatifs en matière de diversité et d’accessibilité. Les discussions ont également beaucoup porté sur l’importance de la réciprocité et de la continuité, ainsi que sur le besoin de décoloniser les points de vue quand il s’agit de mener des collaborations internationales. Si je devais ne retenir que quelques mots, je choisirais ceux de Maria Capelle qui, au moment d’évoquer son expérience personnelle, avoue ne pas tout savoir : savoir qu’on a besoin d’aide constitue un excellent point de départ. Des approches complexes sont nécessaires pour bien saisir toute la complexité. À ce titre, pourquoi ne pas créer des équipes trans-professionnelles ? De même, pourquoi nos organisations ne donnent-elles pas la place à celleux qui n’y sont toujours pas représenté·e·s ? Pourquoi ne pas nous accorder plus de temps ?

©João Garcia Neto

Les discussions se sont poursuivies l’après-midi à la Casa da Cultura d’Ílhavo. Le premier débat, réunissant l’artiste Paulo Azevedo, l’actrice Inês Cóias et l’artiste danseuse Mickaella Dantas, portait sur les carrières artistiques et culturelles des personnes handicapées. Cette table ronde était animée par Maria Vlachou, membre fondatrice et directrice exécutive d'Acesso Cultura. Prenant la forme d’une « provocation artistique », la seconde table ronde a réuni le danseur et artiste de cirque Sérgio Conceição et l’artiste interdisciplinaire Darya Efrat, qui ont échangé sur leur pratique artistique sur fond de diversité et d’inclusion.

Cette conversation aussi légère qu’intéressante a permis à Sérgio et Darya d’évoquer leur vie et leur identité en tant que créateurices. Toutefois, la discussion entre les artistes handicapé·e·s a permis de prolonger les débats sur les questions fondamentales posées plus tôt dans la journée. Les débats ont été enrichis et nuancés par leurs expériences, qui méritent toute notre attention : nos théâtres représentent-ils les jeunes personnes handicapées, sur scène et en coulisses ? Et si oui, de quelle manière ? Quel est le pourcentage de personnes handicapées (comédien·ne·s, metteureuses en scène, chorégraphes...) dans les programmations de nos théâtres, festivals, etc. ? Pourquoi les corps divers restent-ils sous-représentés ? Pourquoi si peu d’audace dans le secteur ? Le débat sur l’enseignement des arts du spectacle a soulevé beaucoup d’autres questions : combien de corps divers sortent diplômés des écoles d’art dramatique chaque année ? Quelles sont les carrières des professionnel·le·s handicapé·e·s ? Le marché est-il prêt à les accueillir ? Quels sont leurs contrats de travail, leurs salaires ? Leurs conditions de travail diffèrent-elles de celles des personnes valides ? Les théâtres sont-ils adaptés aux corps non normatifs ?

Si on connaît malheureusement déjà la réponse à la plupart de ces questions, la force des intervenants – combinée à la générosité et au bon sens qui se dégageaient de leurs discours – n’a laissé personne indifférent. Les théâtres commencent tout juste à accueillir des publics handicapés, mais c’est encore loin d’être le cas pour les créateurices : loges et accès des artistes doivent être adapté·e·s, et de nombreux défis doivent être relevés sur le plan architectural. De même, il devient urgent pour les écoles d’art dramatique d’adapter en profondeur leurs cursus. Accompagner la diversité pendant la durée de la formation de l’artiste ne suffit pas : il faut également – et surtout – préparer les étudiants à affronter la nature de ce qui les attend : un marché contemporain voué à se perpétuer, basé sur des formules néolibérales, validistes et hétéronormées qui passent sous silence toutes les nuances des êtres humaines et toute la complexité du monde dans lequel nous vivons.

 

Le troisième et dernier jour a démarré à la Casa da Cultura de Ílhavo, par une table ronde consacrée à trois sujets : espace public, participation et stratégies d’engagement des publics. Alfonso Pato (Festival de Cans), Janne Schröder (PELE - Espaço de Contacto Social e Cultural) et moi-même Jordi Duran i Roldós (ERAM – University of Girona & Festival Z) Cette discussion a certainement été l’un des points forts au niveau de la participation : grâce à des outils numériques, les organisateurs de DIVE#2 ont créé un mur interactif où le public a pu s’exprimer à des moments différents. Une petite étude a même été menée : nous étions invité·e·s à nous lever de notre siège et à nous placer d’un côté ou de l’autre de la pièce en fonction de notre avis sur une question précise – oui ou non, les arts de la rue sont-ils synonymes d’accessibilité ? Vécue depuis l’intérieur, cette table ronde s’est focalisée sur les expériences des trois invité·e·s en matière de projets professionnels. Ces mêmes projets sont de grande qualité et pétris de bonnes intentions, mais peut-être compliquées à reproduire – ou peut-être pas ? Quoi qu’il en soit, comme l’a déclaré Zamam Al-Zubaidi dans son allocution du premier jour : nous ne devons oublier ni pour qui, ni pour quoi nous faisons des spectacles. Nous devons également nous demander si nous voulons réellement que le public fasse l’expérience de nos initiatives. Activité publique par excellence, l’art est orienté vers le débat et la confrontation avec les autres. Cependant, comme le laisse entendre le philosophe français Jacques Rancière dans son ouvrage Le spectateur émancipé*, (2008), nous – artistes et intellectuels – devons nous libérer du fardeau du sauveur que nous croyons porter pour nous concentrer vers une autre mission : instruire et rendre actifs les spectateurs ignorants et passifs.

J’insiste également sur le fait qu’un consensus a émergé entre les différents intervenants lors de cette discussion : pour créer de nouveaux publics, il n’y a pas de formule magique. Comme l’affirme le critique littéraire et théoricien social américain Michael Warner**, le public ne doit être ni trompé, ni manipulé. Au contraire, il doit être créé de manière(s) ouverte(s) et imprévisible(s), selon un même procédé discursif et dans un processus constant d’interpellation. Michael Warner définit le public comme un projet, un potentiel de création de quelque chose qui n’existe pas encore. La non-préexistence de l’audience nous permet de réfléchir à la possibilité de reconstruire une sphère publique, culturelle et critique.

Au final, nous avons convenu que les arts de la rue peuvent être accessibles, mêmes s’ils n’atteignent pas nécessairement tout le monde. Même en multipliant les efforts pour sortir nos spectacles en plein air, il n’aura pas atteint tout le monde si un handicap (quel qu’il soit) aura empêché une personne d’y assister et si ces mêmes spectacles ne nous auront pas représenté·e·s/questionné·e·s d’une manière ou d’une autre. Nous respecterons les droits des professionnels des arts du spectacle, mais également les droits – culturels, notamment – du public, souvent dévalorisés.

C’est à la lumière de ces nombreuses considérations, de questions plus ou moins ouvertes et d’autres réflexions que s’est conclu DIVE#2. Plusieurs représentations ont ponctué l’après-midi de cette troisième et dernière journée à Ílhavo. À l’heure des adieux, nous avons partagé nos agendas (peut-être reverrai-je quelques têtes connues en septembre à Paris lors de FRESH,où nous fêterons également les 20 ans du réseau Circostrada) avant de nous souhaiter de bonnes vacances. Sans aucun doute, la plus belle chose à retenir de ces rencontres est l’accueil chaleureux dont a fait preuve cette famille de professionnels et de structures culturelles, qui travaillent ensemble depuis longtemps déjà (tout en rencontrant constamment de nouvelles personnes). Dans un contexte géopolitique particulièrement angoissant à bien des égards, je suis convaincu que des événements tels que DIVE, tout comme des organisations telles que Circostrada et Bússola, sont porteurs d’espoir et de vie. Je terminerai en citant la phrase de conclusion de la présentation de Yamam Al-Zubaidi : « keep calm, ask why and share the pie » (restez calmes, demandez pourquoi et partagez le gâteau). À bientôt !

 

* Rancière J. (2008). Le spectateur émancipé. La fabrique éditions

** Warner M. (2002). Publics and counterpublics. Zone Books

 

Jordi est diplômé en philologie catalane et hispanique de l’Université de Gérone, et titulaire d’une maîtrise en éducation inclusive de l’Université de Lérida, de l’UVic-UCC (Université de Vic – Université centrale de Catalogne) et de l’Université des îles Baléares. Il a également suivi des cours de direction artistique et de dramaturgie à l’ESAD (École supérieure d’art dramatique). En tant que responsable culturel, Jordi a été directeur artistique du festival FiraTàrrega (2011-2018) et codirecteur de la maîtrise en création d’arts de la rue pour l’Université de Lérida Lleida et FiraTàrrega (2013-2017). En tant que professeur et chercheur, il a coopéré avec la maîtrise en gestion culturelle de l’Université internationale de Catalogne (2010-2017). En tant que metteur en scène et dramaturge, Jordi a récemment collaboré avec des créatrices telles que Virginia Fochs, Marga Socias, Carla Rovira, Marie Gyselbrecht et Catalina Carrasco (compagnie de danse Baal), ainsi qu’avec la compagnie El Pot Petit. Il est actuellement le directeur du Festival Z pour jeunes créateurs à Gérone, mais également coordinateur du diplôme d’arts du spectacle du centre ERAM de l’Université de Gérone.