La ville comme terrain de jeu. Les pratiques des arts de la rue au festival Spot, Lithuanie

Un article écrit par
Valentina Barone
and edited by
Valentina Barone
23 juin 2023
7 MIN

Pour le sixième été, du 29 juin au 2 juillet 2023, l'imprimerie Arts Printing House de Vilnius accueille le festival international des arts de la rue SPOT, invitant le public à découvrir différentes approches de l'art dans les espaces publics. Le festival rassemble une variété de pratiques artistiques venues des différentes scènes internationales et locales. Cet article condense les pensées de certain·es des protagonistes de cette édition, en partant de la curiosité dessinée par l'artiste multidisciplinaire suisse Massimo Furlan / Numero 23Prod et sa performance itinérante et in situ Blue Tired Heroes, accueillie à Vilnius pour la première fois et à qui nous avons posé quelques questions. 

Article rédigé et édité par Valentina Barone.

© Pierre Nydegger

D'où est venue l'idée de ce spectacle itinérant qui fait entrer l'extraordinaire dans la vie ordinaire d'une ville ?

 

MF : Derrière Blue tired Heroes se cache une histoire vieille de près de vingt ans. L'idée découle de l'une de mes premières œuvres théâtrales, Love story (Superman), créée en 2005, une performance dans laquelle j'ai impliqué plusieurs de mes ami·es les plus proches, tous·tes expert·es en techniques théâtrales, mais pas acteurs·ices de théâtre professionnel·les. Nous étions six sur scène. Des corps ordinaires, habillés en Superman. Au cœur du projet se trouvait l'exploration des occasions manquées. Le silence qui a lieu quand on est en incapacité de dire la bonne chose au bon moment, l'émotion qui vous fait vous sentir vaincu et certainement pas comme Superman. Les images étaient spectaculaires, le cadre surréaliste, avec peu de lumière, incarnant l'idée de la défaite de soi.

 

Comment le pouvoir des souvenirs et l'utilisation de décors apparaissent-ils dans votre pratique artistique ?

 

MF : L'utilisation du costume de Superman vient de mon déguisement préféré lorsque j'étais enfant. Je mettais une écharpe autour de mon cou, je grimpais sur le bureau, puis je me jetais sur le lit. Pendant une demi-seconde, je volais et j'étais Superman. Je pouvais faire disparaître mon quotidien en devenant quelqu'un d'autre, en échappant à la solitude. L'autre souvenir d'enfant qui a façonné le spectacle est ma passion cachée pour l’une de mes camarades de classe. Je me cachais dans les buissons et la regardais passer, ne faisant rien pour la rencontrer, ressentant une émotion que je ne pouvais pas définir. Depuis le début de ma carrière, l'important a toujours été plus que le projet lui-même : ce que je fais vivre au public dans l'espace, où je le positionne pour qu'il vive la performance. Après Love story (Superman), on m'a demandé de repenser l'œuvre en l'adaptant à l'espace extérieur, et de ce besoin est né Superman Cosmic Green, une autre variante, qui a immergé le thème et ses images dans le Parc de la Villette à Paris. Vous adaptez un spectacle, et soudain quelque chose vous fait penser à ce que vous pourriez faire ensuite. En travaillant dans un espace public, je me suis demandé ce que ce serait d'impliquer des inconnu·es et de me concentrer sur la vieillesse. Blue tired Heros est né de cette manière, en rencontrant différents contextes et personnes, générant ainsi un spectacle en constante évolution. Les interprètes sont entre sept et douze, iels sont âgé·es de plus de soixante ans, choisi·es par le festival, des femmes et des hommes unis par le fait qu'iels sont vielles·eux, de beaux corps, imprégnés de la mémoire physique qu'apporte la vie. Le spectacle en lui-même est simple et ne nécessite aucune compétence de comédien·ne. Au contraire, plus c’est spontané, mieux c'est.

 

Comment se déroule la préparation du spectacle ?

 

MF : Je rencontre le groupe d'inconnu·es et nous élaborons la performance en deux jours. La première phase consiste à repérer l'espace disponible : Je vais voir où il y a des possibilités, je regarde si le festival propose un parcours et quelle est notre marge de manœuvre, je fais part de mes idées au groupe, et nous faisons quelques tentatives ensemble. Le jour de la représentation, je me déplace avec elle·ux, donnant discrètement des indications pour le déroulement des scènes. Le groupe s'organise pour réaliser ces images que j'appelle « longues images ». Iels restent assis·es ou debout plus longtemps que nous avons l'habitude de regarder une image fixe. Dans une dimension chorégraphique à la longue temporalité, les images se transforment, changent, se déplacent et interagissent dans l'espace. Les Supermans restent toujours en groupe et le public interagit avec eux. Parfois, les gens attendent leur apparition ou alors, iels sont pris·es par surprise, ce qui est la partie la plus excitante. Il est également intéressant de pouvoir déclencher une réflexion sur le pouvoir de l'image de Superman, de la surveillance, de la force associée à cette image, et de la combiner avec le concept de la vieillesse, de la dépression et de la fatigue. De quoi ces Supermans en pyjama peuvent-ils nous protéger aujourd'hui ?

 


 

Quels sentiments le spectacle procure-t-il aux participants et au public qui y assiste ?


MF : Les regarder tous·tes ensemble est merveilleux, les gens sourient et prennent des photos. L'attention du public est captée par la simple présence de quelque chose de profondément interloquant. En ce sens, cette performance utilise le principe de base du théâtre. La beauté du processus réside dans le fait qu'un groupe se crée entre des inconnu·es. J'aime cette expérience courte et intense, condensée dans le temps. En travaillant avec des personnes âgées, le timing est crucial, et les actions ne peuvent pas être trop longues. En été, il faut les protéger de l'ombre. Nous essayons de trouver des endroits qui ne sont pas trop centraux et bondés afin d'immerger les actions dans des espaces inhabituels où vous ne vous attendez certainement pas à voir un groupe de super-héros·ïnes. Les artistes peuvent également emprunter les transports publics. Une belle anecdote s'est produite à Prague : les gardien·nes du métro ont remarqué le groupe de performeur·euses qui attendait sur le quai depuis les caméras et – plutôt que de nous arrêter – iels ont joué le thème musical de Superman dans les haut-parleurs, donnant à l'action un caractère joyeux et incongru, participant ainsi activement à sa réalisation.

Le festival dessine une vision plus large de la manière de jouer dans les paysages urbains

Après l'interview de Massimo Furlan, nous avons voulu en savoir plus sur les autres perspectives impliquées dans l'édition de ce festival. Chaque année, SPOT invite le public de Vilnius à voir la ville d'une manière différente, en créant un espace temporaire pour des expériences qui nous amènent à cultiver notre imagination. Du format itinérant au format in situ, les pratiques artistiques révèlent de multiples approches narratives.

Dans les espaces publics, il existe des codes tacites concernant la propriété - un parc avec des oiseaux est associé aux grands-mères, un banc près de la gare est souvent occupé par les alcooliques locaux, et les skaters revendiquent la sculpture sur la place de la cathédrale. Ces structures invisibles nous aident à naviguer dans la ville, mais elles imposent également des limites à notre imagination quant à ce qui est possible dans les espaces publics.

© D. Putinas

Si les super-héros·ïnes fatigué·es de Massimo interagissent dans la ville, avec le projet Playces - Playgrounds, l'artiste lituanien Markas Liberman a lui choisi de créer une exposition dans des aires de jeux publiques, explorant ce que les éléments du site offrent physiquement et sémiotiquement là où l'enfance, l'adolescence et l'âge adulte se croisent. 
À cinq heures du soir, l'aire de jeux appartient aux enfants et, à la tombée de la nuit, les adolescent·es du quartier commencent à se rassembler sur les balançoires. Liberman explore le conflit inhérent entre les responsabilités de l'âge adulte et l'insouciance de l'enfance en remettant en question les règles établies des aires de jeux. Il invite le public à réévaluer sa relation avec les espaces dédiés au jeu, en se remémorant les expériences de l'enfance et en songeant à l'environnement physique nécessaire au jeu des adultes.

Liberman explique : « Je me demande si nous pouvons encore faire de la place au jeu, à la sottise et à l'irresponsabilité tout en conciliant les exigences de la vie d'adulte. Le spectacle nous rappelle que nous avons le pouvoir de façonner et de redéfinir les codes invisibles qui régissent les espaces publics, ce qui nous permet de créer des environnements qui correspondent à nos besoins et à nos désirs collectifs et individuels ».

Après avoir célébré son cinquième anniversaire, le festival a pris un tournant. Auparavant, SPOT instruisait le public en présentant des projets d'art de la rue venus de Catalogne, de Belgique, de France et d'autres pays. Pour sa 6e édition, plus de la moitié du programme se compose de créations lituaniennes. Jolita Balandytė, directrice de l'imprimerie Arts Printing House, commente ce léger changement consistant à inclure progressivement des spectacles lituaniens : “ C'est une réussite et une joie à partager, surtout avec le grand groupe des ambassadeurs du festival” (les artistes qui informent qu’il y a un festival qui se déroule à Vilnius)  
 

© Šeiko Dance Company Donatas Bielkauskas


Agnija Seiko, directrice de la Šeiko Dance Company, souligne que les spectacles in situ offrent une forme d'art unique pour révéler le passé et le présent d'un lieu spécifique : « Grâce à la danse contemporaine, les mouvements des danseur·euses dispersé·es dans l'environnement urbain ou naturel donnent vie au récit poétique et musical, créant ainsi une expérience unique pour le public ». Sa méthode combine l'histoire, l'architecture, le mouvement, l'archéologie, le son et le texte. Les spectateurs·ices peuvent y faire l'expérience de l'environnement et de la fiction qui le fait revivre, mêlant des histoires apparemment familières et invitant à explorer l'espace avec un regard nouveau.

L'anthropologue et chercheuse urbaine indépendante Jekaterina Lavrinec a souligné l'intérêt croissant des artistes lituaniens pour les arts de la rue/dans les espaces publics : « J'ai vécu une expérience extraordinaire en invitant Gildas Aleksa (Teatronas) dans l'un des blocs d'immeuble à Vilnius pour travailler avec les enfants du quartier. Son équipe a proposé une perspective ancrée dans les arts de la performance, transformant les cours locales en un lieu où les enfants ont expérimenté le mobilier urbain, en le plaçant dans divers endroits publics, en le cachant aux parents et en l'utilisant comme élément du jeu, qu'iels ont codirigé. »

Pour clore toutes ces réflexions, l'organisatrice Judita Strumilaitė explique les défis qui se sont posés dans les coulisses de cette édition et les opportunités qui en ont découlé : « En Lituanie, on dit souvent que lorsque la porte est fermée, il faut entrer par la fenêtre. Les plans du festival ont été sérieusement modifiés par le sommet de l'OTAN qui s'est tenu à Vilnius en juillet. Nous avons dû changer les dates à deux reprises et nous avons perdu une partie du programme. L'équipe est toujours à la recherche d'une solution lorsqu'un problème se pose, c'est pourquoi nous avons encouragé les créateurs lituaniens à soumettre encore plus d'œuvres en lançant un appel à projet. De plus, nos liens étroits avec les partenaires internationaux nous ont aidés à maintenir notre programme international et son financement.”
 

Valentina Barone est une gestionnaire culturelle et éditrice indépendante, spécialisée dans le secteur du cirque contemporain et du spectacle vivant. Depuis 2021, elle est directrice des relations internationales du CircusDanceFestival à Cologne (Allemagne). Elle est titulaire d’un BA en Techniques du spectacle vivant ainsi qu’un Master en design relationnel. Elle collabore avec le réseau international Circostrada (France) et est membre active de la Cirkus Syd’ Circus Thinkers Platform (Suède). Valentina est la coordinatrice de la plateforme numérique internationale Around About Circus.

Valentina Barone est une gestionnaire culturelle et éditrice indépendante, spécialisée dans le secteur du cirque contemporain et du spectacle vivant. Depuis 2021, elle est directrice des relations internationales du CircusDanceFestival à Cologne (Allemagne). Elle est titulaire d’un BA en Techniques du spectacle vivant ainsi qu’un Master en design relationnel. Elle collabore avec le réseau international Circostrada (France) et est membre active de la Cirkus Syd’ Circus Thinkers Platform (Suède). Valentina est la coordinatrice de la plateforme numérique internationale Around About Circus.