Par-delà l’île : perspective d’une initiée sur l'art dans l'espace public en Irlande

Un article écrit par
Lucy Medlycott
and edited by
Valentina Barone
26 juillet 2023

 

Les arts de la rue ou (le dernier titre en date) : « l'art dans l'espace public », connaissent un regain d'intérêt en Irlande. Distinctement insaisissables - menés par l’espace et les gens plutôt que par l'académie, le musée ou l'institution - ils existent souvent en dehors de ces structures et ne se rattachent donc pas proprement dans une structure définie ou une identité unique. De la hiérarchie à la communauté et du national à l'international, Lucy Medlycott examine la relation entre l'histoire, l'identité et les artistes dans le contexte irlandais. En tant qu'artiste, militante et internationaliste, Lucy partage l'histoire des arts dans l'espace public en Irlande et demande : où sera la prochaine révolution ?

L'art et les artistes sont des objets en constante évolution qui répondent à notre monde, à nos besoins, à notre société et à notre histoire. Je ne suis pas historienne, mais je sais que l'histoire affecte et influence qui nous sommes, où nous nous situons, comment nous nous comportons, comment nous communiquons, comment nous voyons le monde et comment nous agissons. À cet égard, la société a évolué, tout comme la démocratie, le rôle des artistes et les institutions/établissements artistiques, certains plus rapidement que d'autres. L'Irlande est un territoire qui a connu d'énormes changements sociaux, en particulier au cours des 150 dernières années. Nous avons surmonté une famine dévastatrice, connu une révolution industrielle, deux guerres mondiales, une guerre civile, une récession, une pandémie mondiale, et dans le même temps, nous sommes devenus une nation indépendante avec notre propre gouvernement démocratiquement élu et notre propre constitution. Il est intéressant de noter que les artistes ont été au cœur de la fondation de l'État irlandais, en tant que principaux porte-parole et défenseurs de l'importance de l'indépendance. Ils ont été soutenus par la passion du mouvement du renouveau celtique pour l'expression culturelle, la langue, les objets, le sport et l'histoire, qui ont joué un rôle essentiel dans la reconstruction de notre identité culturelle et de notre fierté. Il y a cinquante ans, en 1973, l'Irlande est devenue (et depuis est resté) un membre officiel de l'Union européenne, et c'est ainsi qu’un nouveau chapitre dans le développement de notre nation s'est ouvert.

 

Parler de faire des œuvres dans l'espace public, c'est forcément aussi parler d'un mouvement social, d'un mouvement en réaction aux contextes sociaux, historiques et démocratiques évoqués plus haut. 

Ce mouvement est né d'une réaction aux systèmes hiérarchiques inhérents à la société, que les arts reproduisent... De nombreux artistes se sont retrouvés, après la Seconde Guerre mondiale, en colère et désillusionnés par le monde de l'art contemporain et ont cherché à se positionner en dehors de l'establishment, à la recherche de quelque chose d'utile. L'essor de la liberté démocratique, de la liberté sexuelle, de la liberté d'expression, de la communication de masse et d'autres choses encore ont suscité un appétit croissant pour le changement. Un changement dans l'identité de l'art, de celle·eux qui le font, le consomment et l'apprécient, de l'endroit où il se produit et de ce qu'il peut accomplir, transformant ainsi le monde qui nous entoure. Par sa nature relativement isolée de petite île, l'Irlande s'est peut-être trouvée à la traîne à certains égards, alors que les idées se répandaient rapidement sur le grand continent européen. Principalement inspiré par la France, le succès de la révolution irlandaise de 1798 a été de courte durée, mais il a ouvert la voie au mouvement d'indépendance irlandais qui a gagné du terrain cent ans plus tard. Parallèlement à l'essor de la démocratie, du vote universel et de la nouvelle connectivité européenne, les graines du secteur irlandais des arts de la rue ont commencé à être semées entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1980, lorsque le mouvement des arts communautaires a pris racine. Nombre de ces programmes d'art communautaire sont nés d'initiatives gouvernementales visant à réduire le nombre de bénéficiaires des aides sociales.

 

Cette politique de retrait des personnes du recensement a fait plus que corriger les statistiques ; cela a permis aux gens de reconnaître que l'art pouvait être transformateur, en donnant aux gens ordinaires une voix et une position en tant qu'artistes, visionnaires et artisans du changement. Il a rassemblé les gens.

Sligo Community Arts Group, led by Cillian Rogers and Imelda Peppard, was born in 1984. Cillian and Imelda took over an old Workhouse in County Sligo – the building itself a place which housed those suffering from the famine 150 years ago. It was a last post, that, or the coffin ships to transport you to America. From a place of mourning and grief, the building became a place of inspiration and possibility. Their work specialised in connecting communities through celebrations and led to the formation of Bacchanal Carnaval Arts group in 1997.

Macnas © Allen Kiely

 

Le Sligo Community Arts Group, dirigé par Cillian Rogers et Imelda Peppard, est né en 1984. Cillian et Imelda ont repris un ancien Workhouse dans le comté de Sligo - le bâtiment lui-même était un lieu qui accueillait les personnes souffrant de la famine il y a 150 ans. C’était cet endroit ou des bateaux-cercueils qui vous transportaient vers l'Amérique. D'un lieu de deuil et de chagrin, le bâtiment est devenu un lieu d'inspiration et de possibilités. Leur travail s'est spécialisé dans la mise en relation des communautés par le biais de célébrations et a conduit à la formation du groupe Bacchanal Carnaval Arts en 1997.

En 1985, Els Comediants of Catalunya ont visité Galway et, à la même époque, le Footsbarn Travelling Theatre a fait son apparition. Ils ont tous deux insufflé au théâtre des éléments médiévaux, des marionnettes, des masques, du feu, des tambours, des spectacles et de l'interaction avec le public, jusqu'à la démolition du quatrième mur. Une nouvelle génération de jeunes artistes a été inspirée et influencée par notre héritage irlandais, Macnas a explosé dans la ville de Galway et très vite dans le pays et au-delà. On pourrait dire que l'énergie que cette organisation artistique a apportée à la ville a transformé son centre en un pôle d'attraction pour les artistes et les créateurs du monde entier, la faisant passer d'une petite ville de pêcheurs sur les rives de l'Atlantique à l'une des villes les plus multiculturelles d'Irlande et à un centre d'activité culturelle reconnu*.

Macnas a vite visité Waterford et, en 1993, Spraoi a émergé en tant qu'entreprise de création de carnaval avec une éthique artistique communautaire et une aspiration à la régénération urbaine. Apprendre à construire, à coudre, à créer et à rassembler les gens par la célébration. L'intention était, et reste, de répandre la joie dans le centre-ville pendant le week-end des vacances d'août.

En langue irlandaise, le mot Spraoi se traduit par plaisir/jeu/fête et il appartient véritablement aux habitants de la ville de Waterford. L'appropriation du festival par chaque membre de la communauté est tout à fait incroyable. Plus que des spectateurs, les habitant·es  de la ville s'impliquent dans la création, la gestion, la production, la planification, l'accueil, la représentation et bien d'autres choses encore.

À la même époque, à Limerick, un autre mouvement a vu le jour, cette fois au sein de l'institution de l'école d'art et de design de Limerick, qui a eu la chance d'employer un artiste nommé Martin Folan, grand défenseur de l'art pour tous, désireux de transmettre ses découvertes à ses étudiant·s. Par chance, j’étais l’une de ses étudiantes. En 1991, Folan a acquis un vieil entrepôt dans les docks de Limerick et nous a invités à déplacer nos œuvres de la galerie à la rue pour le traditionnel défilé du festival de la Saint-Patrick. Depuis le 20e siècle, plus de 10 000 personnes se rendent à Limerick pour assister à une immense démonstration de tout ce qui fait la fierté de la communauté. De la fanfare locale au club de boxe, en passant par le camion de lait, tout le monde défile et affiche ses plus belles couleurs pour la journée. Ce fut un moment fort pour un groupe d'artistes en herbe. La prise de conscience que l'art peut aller vers son public plutôt que d'attendre l'inverse a été une révélation.

Nous avons baptisé notre collectif « l'usine à rêves ». Cela a conduit plus tard à la création d'une autre compagnie en 1994, Buí Bolg, basée à Wexford. Pendant ces mêmes années 90  dans le nord de l'Irlande, la Beat Initiative trouvait ses marques  grâce aux tambours de samba, au carnaval et à la nécessité d'un changement de la communauté. Il s'agissait d'un environnement très différent de celui du sud de l'Irlande, mais au milieu des violences interconfessionelles de cette ville, un besoin réel a émergé : l'importance du partenariat. Il ne s'agissait pas d'une simple aspiration, mais d'un élément essentiel pour la survie de la prochaine génération.

En 1995, Macnas, Spraoi, Bui Bolg et Beat Initiative se sont réunis autour d'un projet commun, Macalla, qui a voyagé entre Galway, Wexford, Waterford et Belfast. Macalla se traduit littéralement par « fils d'une falaise », ou par le mot anglais équivalent « echo » ; une réflexion sur la nature de ces organisations qui résonnaient distinctement ensemble tout en s'inspirant les unes des autres d'un objectif similaire et d'une inspiration partagée.

Spraoi Parade ©Abigail Denniston

Il faut noter qu'une grande partie de cette activité s'est déroulée entre le milieu des années 80 et le milieu des années 90, alors que l'Irlande était en pleine récession, que le chômage atteignait des niveaux record, que l'émigration était immense et que le nord de l'Irlande était au plus fort des troubles. On pourrait croire que l'adversité engendre l'innovation.

Dans le même ordre d'idées, le cirque était en train de s'étendre du divertissement à un objectif de société. Le Belfast Community Circus a été créé en 1985 par Donal McKendry et feu Mike Moloney. Une ville en proie aux émeutes et aux bombes à essence avait besoin d'un certain type d'énergie pour mobiliser la communauté, et le cirque en est devenu le médium. Le succès du Belfast Community Circus s'est rapidement répandu et, en 1997, ils ont été invités à travailler à Sarajevo en tant que pionniers de ce que l'on pourrait appeler le « Frontier Circus » (cirque frontalier).

Le Belfast Community Circus fonctionne toujours sous la nouvelle identité de Circusful. L'héritage qu'ils ont laissé et qu'ils continuent de laisser au secteur du cirque irlandais est énorme : Circus Factory Cork est né en 2000, Galway Community Circus en 2002, Dublin Circus Project en 2009 et Cloughjordan Circus Club en 2010, tous s'inspirant les uns des autres. En outre, l'Irlande compte une pléthore d'artistes de danse aérienne, dont beaucoup se sont entraînés, se sont produits ou ont travaillé avec l'inimitable Fidget Feet Aerial Dance Theatre, sous les auspices de la boule de feu qu'est Chantal McCormick.

Le cirque continue d'évoluer et la nouvelle génération de lieux de création de cirque est en train d'émerger, le dernier en date étant Motion Chapel à Roscommon, dans un monastère réaménagé. Nous nous attendons à de grandes choses dans l'avenir.

©Motion Chapel Context Creation résidence 2023

Dans l'histoire du cirque irlandais, il existe un lien étroit entre les styles jeune public, traditionnel/classique et contemporain/nouveau. Aucun ne fonctionne de manière isolée, tous sont influencés par les autres, et personne ne serait là où nous sommes aujourd'hui sans ceux qui nous ont précédés.

Après la désignation du cirque, des arts de la rue et du spectacle comme département au sein du Conseil des arts d'Irlande en 2005, notre histoire a connu un nouvel essor lorsque le réseau irlandais des arts de la rue, du cirque et du spectacle (ISACS) a été créé à la fin de l'année 2010, donnant ainsi une voix aux artistes qui travaillent dans toutes ces formes d'art. La reconnaissance, la légitimité et la visibilité devenaient nécessaires. En tant que groupe d'artistes qui ont toujours été hors des sentiers battus, nous avons réalisé que le secteur risquait d'être aliéné si nous ne nous défendions pas de l'intérieur.

C'est ainsi qu'ISACS a vu le jour et, en 2014, nous avons reçu un financement du Conseil des arts pour investir dans l'avenir du réseau. Aujourd'hui, nous sommes passés de 10 membres à plus de 200 membres. Nous sommes l'un des plus grands réseaux d'arts du spectacle du pays, représentant des artistes individuels et émergents. Il faut maintenant avoir le courage de soutenir et de faire confiance aux futurs artistes et organisations artistiques dans leur voyage vers l'avenir, alors qu'ils transforment et réimaginent les possibles... L'évolution est inévitable, la révolution est possible et les artistes montrent que c'est au reste du monde de décider s'il veut suivre…

« Vivre longtemps, c'est changer souvent ».

Lucy Medlycott est la directrice exécutive du réseau irlandais des arts de la rue, du cirque et du spectacle vivant, une organisation qui vise à célébrer, défendre, développer et soutenir ces formes d'art collectif. Elle participe au développement des arts dans l'espace public en Irlande depuis le début des années 1990. Lucy a été présidente du forum communautaire du comté de Wexford, directrice du centre artistique de Wexford, membre du comité directeur de Circostrada, membre du conseil de développement du comté de Wexford, du comité de développement de la communauté locale, du comité de développement économique et d'entreprise du comté de Wexford et est actuellement membre de la Royal Society of Arts (Société royale des arts).

Valentina Barone est une gestionnaire culturelle et éditrice indépendante, spécialisée dans le secteur du cirque contemporain et du spectacle vivant. Depuis 2021, elle est directrice des relations internationales du CircusDanceFestival à Cologne (Allemagne). Elle est titulaire d’un BA en Techniques du spectacle vivant ainsi qu’un Master en design relationnel. Elle collabore avec le réseau international Circostrada (France) et est membre active de la Cirkus Syd’ Circus Thinkers Platform (Suède). Valentina est la coordinatrice de la plateforme numérique internationale Around About Circus.