Se tenir sur les épaules l’un de l’autre à 60 ans.
Des acrobates mont·é·e·s les un·e·s sur les autres sur les épaules, même à 60 ans. Trop vieux·eilles, pensez-vous ? Pas du tout : ces artistes ont beaucoup d’expérience. C’est un sujet de curiosité pour la jeune génération d’auteur·e·s de cirque : mettre davantage d’ancien‧ne·s sous les projecteurs. Qu’en est-il du processus de vieillissement de l’organisme ? Il s’avère que ces ancien·ne·s peuvent faire plus que ce que le public circassien pourrait attendre. À leur âge, la peur de l’erreur fait partie du processus et n’est plus un problème. Le respect et l’attention réciproques transparaissent. Dans cet article consacré au cirque flamand, le journaliste culturel Joost Gouziers explore, au travers d’interviews et d’articles, cette tendance en plein essor.
Le cirque contemporain n’est pas un terrain de jeu réservé aux jeunes corps. Les artistes plus âgé·e·s semblent également y avoir leur place. Les acrobates de 50 à 60 ans apportent une expérience incommensurable, et c’est la nouvelle génération d’artistes de cirque qui pousse leurs aîné·e·s à aller de l’avant. Cet élan cadre bien avec l’appel à l’inclusion dans la société, l’art et le secteur du cirque. Det Rijven a 67 ans. À son âge, elle n’aurait jamais pensé qu’elle serait encore acrobate dans un spectacle, comme elle aimait le faire auparavant. Idem pour Winfried Deuling, 63 ans. Leur âge ne les empêche pas de s’en donner à cœur joie. Tous deux jouent avec leurs contemporain·e·s Astrid, Thorsten, Paul et Johannes dans Glorious Bodies (en français « Corps magnifiques », un titre évocateur) du chorégraphe de danse et de cirque flamand Piet Van Dycke, 27 ans. Les six acrobates ont tous·tes entre 55 et 67 ans. Iels ont fait carrière dans le cirque classique, le spectacle ou la variété. Iels ont joué dans la rue et dans des salles de spectacle, mais ont arrêté les tournées il y a plusieurs années. Thorsten Bohle (55 ans), par exemple, travaillait principalement derrière son bureau en tant qu’ingénieur en structures. Aujourd’hui, tous·tes ces artistes font un retour remarqué.
C'est durant la pandémie de coronavirus que l’idée du spectacle a germé dans l’esprit de Piet Van Dycke. Il a remarqué qu’un corps entraîné régresse lorsqu’il est contraint de se mettre en pause. « Le corps est passé d’un entraînement optimal au néant absolu. Jouer beaucoup entretenait mon corps naturellement, et soudain il ne le pouvait plus. Cela m’a fait réfléchir. Combien de temps puis-je continuer si je peux continuer à m’entraîner, et jusqu’à quel âge ? Y a-t-il des acrobates plus âgé·e·s qui s’entraînent dans les cirques, et à quel âge le font-iels ? Jusqu’à 40 ans, 50 ans ? » Piet a vu des spectacles où un·e aîné·e joue un rôle et où un·e jeune artiste soulève une personne plus âgée. Ainsi, avec sa compagnie Circumstances, le chorégraphe a décidé de créer un spectacle avec des artistes plus âgés, dans lequel toute l’attention est portée sur elleux. Une audition — à laquelle une foule d’artistes auraient postulé — n’aurait pas permis de trouver les bons talents. Ce que Piet cherchait, c’était la crème de la crème. Une collègue, Kim-Jomi Fischer (du duo de cirque et de danse Marta et Kim), lui dit alors que son père, Johannes, s’entraîne encore très activement. C’est par l’intermédiaire de Johannes que Piet découvre les autres : certain·e·s se connaissent depuis 40 ans, et jouent désormais ensemble.
Avant de commencer les répétitions de Glorious Bodies, Det Rijven craignait de graves blessures. Qu’est-ce qu’une année d’entraînement et de jeu intensif allait signifier pour son corps ? Piet a créé un schéma pour l’exposition, axé sur la fragilité du corps vieillissant. Chez les aîné·e·s, on a vite fait de penser que la capacité du corps est en déclin. Au début, Piet pensait qu’il devrait être très prudent, mais peu à peu, il a dû changer ses plans. Ses acrobates étaient capables de bien plus que ce qu’il avait osé rêver. « L’acrobatie est un plaisir sans fin pour elleux. Il ne s’agit jamais d’une obligation. Iels ont une excellente maîtrise de leur technique. C’est pourquoi iels ont si bien entretenu leur corps. Iels s’entraînent souvent avec une routine quotidienne. Il existe des clichés sur la vieillesse, mais nous pouvons offrir une perspective différente. Les aîné·e·s prennent beaucoup de plaisir à jouer. Pendant l’échauffement, iels sautent à la corde, jouent au chat et à la souris. » Séduit par leur agilité mentale, il sait que la mémorisation est un exercice difficile pour elleux. Les chorégraphies sont complexes et en constante évolution. « Il faut que ce qu’iels ont appris hier soit encore différent aujourd’hui. Le découpage et le collage — fréquents dans un processus de création — sont les plus fatigants pour les aîné·e·s. »
Cependant, les acrobates plus âgé·e·s savent comment exécuter une figure. Iels ont beaucoup d’expérience et gèrent leur corps de manière plus consciente. Lorsqu’un·e jeune artiste estime pouvoir encore « tout faire par la force », un·e homologue senior montre qu’iel peut le faire par l’expérience. Dans Glorious Bodies, la figure commence lorsque les pieds quittent le sol et ne se termine que lorsque les pieds reviennent au sol en toute sécurité. Il n’y a pas d’atterrissage brutal, comme c’est souvent le cas avec les jeunes qui se rattrapent plus facilement.
Les acrobates seniors ont beaucoup d’expérience et manient leur corps plus consciemment. Lorsqu’un·e jeune artiste estime pouvoir encore « tout faire par la force », un·e homologue senior montre qu’iel peut le faire par l’expérience.
En coulisses, l’innovation du cirque est marquée par une sorte d’ironie esthétique. Dès leur plus jeune âge, les acrobates de Glorious Bodies avaient l’habitude de créer des numéros courts, jouant des personnages dans le registre du cirque classique et du divertissement à grand renfort de chapeaux étranges, de costumes et de maquillage. Aujourd’hui, iels jouent dans une pièce contemporaine d’une heure, accompagné·e·s d’un metteur en scène. Iels ne jouent plus des personnages typés et doivent être elleux-mêmes. Cela les oblige à sortir de leur zone de confort. Selon Piet, c’est là la grande mission de ses acrobates : s’affranchir de leur passé et trouver un style de jeu mutuel. Le spectacle présente sur scène des références à leurs anciens numéros, à leurs figures et à leurs carrières. Des questions restent cependant centrales : y a-t-il encore de la place dans le cirque pour les artistes plus âgé·e·s ? Sont-iels encore autorisés à être sous les feux de la rampe ?
La pièce s’est révélée différente de ce que l’auteur·e avait imaginé au préalable. « C’est intéressant de voir les six acrobates prendre soin les un·e·s des autres. L’enjeu n’est pas de créer l’impermanence, mais plutôt une performance pleine d’espoir. Ces acrobates considèrent qu’une figure est réussie lorsqu’elle est parfaitement exécutée, mais entrevoient également beaucoup de beauté lorsqu’elle échoue. Ils se prennent constamment au dépourvu. De plus, l’expérience du vieillissement est visible. » Lorsqu’Astrid Schöne (55 ans, la plus jeune) est soulevée dans les airs, Det Rijven, la plus âgée, se tient en bas et regarde. Elle imite les mouvements de sa collègue mais reste bien au sol. C’est le désir qu’elle manifeste, mais aussi la prise de conscience qu’elle ne peut plus tout faire.
Det, qui a enseigné à l’Académie de théâtre et de danse d’Amsterdam, est satisfaite de son rôle dans le spectacle. Pour elle, les artistes plus âgés ont une énorme présence sur scène : « C’est dommage que les danseurs s’arrêtent à 40 ans, parce qu’ils ont de si beaux mouvements. C’est fascinant de voir comment le visage d’une personne change avec l’âge, comment les cheveux changent de couleur et comment la posture et les capacités motrices évoluent. » Elle espère que Glorious Bodies sera une source d’émancipation et d’affirmation : « Regardez cette merveille. Il ne s’agit pas seulement d’aller plus loin, plus vite, plus haut. Voyez ce que le vieillissement apporte comme beauté. »
Piet Van Dycke n'est pas le seul à expérimenter avec des artistes plus âgé·e·s. La compagnie flamande THERE THERE a créé le spectacle Carrying My Father en 2020, dans lequel quatre jeunes acrobates se produisent avec leurs pères. Il y a des années, ces pères portaient leurs fils et les introduisaient dans leur monde. En réalisant ce spectacle, les fils ont aidé leurs pères à faire des acrobaties et les ont, à leur tour, introduits dans le monde créatif où ils se sentaient chez eux. Les huit artistes sur scène jouent leur propre rôle. Les jeunes sont des artistes expérimentés. Leurs pères sont sportifs mais ne sont pas des acrobates entraînés. Ils sont enseignants, graphistes et coordinateurs dans le secteur social. Toon Van Gramberen, de la compagnie THERE THERE, a été fasciné par le corps vieillissant. « Comment le corps d’un homme âgé peut-il fonctionner dans un cirque ? », s’interroge-t-il. Il cherchait un aîné et s’est finalement retrouvé avec son père, qui venait de prendre sa retraite. Les premières expériences ont mué en un grand spectacle. Carrying My Father a rapproché pères et fils. Ils ont travaillé de nombreuses journées ensemble et ont dû mutuellement se faire confiance lorsque le père s’est retrouvé sur les épaules du fils. En outre, il a fallu s’habituer à s’attraper par le ventre ou la poitrine. Ils connaissaient les poignées de main, les tapes sur l’épaule, les étreintes aussi, mais cette intimité était nouvelle pour le père et le fils.
Ils ont dû mutuellement se faire confiance lorsque le père s’est retrouvé sur les épaules du fils. Ils connaissaient les poignées de main, les tapes sur l’épaule, les étreintes aussi, mais cette intimité était nouvelle pour le père et le fils.
La pièce commence par une espèce de « tripotage » prudent. Les voix des pères se font entendre : « Je pense que je peux tenir le coup en termes de forme physique. » Ensuite, les pères et les fils s’accrochent les uns aux autres, s’appuient les uns sur les autres, se maintiennent en équilibre et, progressivement, montent sur les épaules les uns des autres, deux par deux, mais aussi en groupe de huit. Ici, un père monte sur les genoux de son fils. Ensuite, il grimpe sur la colline humaine formée par les autres artistes. Ils fabriquent également un pont sur lequel un père peut marcher. Là-haut, il se tient debout et progresse sur le pont grâce aux mains des autres. La tension du spectacle réside dans sa variété. Des faisceaux de lumière éclairent les duos. Puis le collectif est à nouveau mis en lumière. Dès le premier instant, il est clair que vous assistez à une interaction particulière, et vous pouvez percevoir l’attention et le respect mutuel. Et cela fait chaud au cœur.
Danny Ronaldo est artiste circassien depuis de nombreuses années. Avec Circus Ronaldo, cet artiste flamand polyvalent a créé des spectacles de cirque poétiques et théâtraux tels que La Cucina dell’Arte ou encore Fidelis Fortibus. Jongleur, clown et musicien, Danny s’inspire de la commedia dell’arte et représente la sixième génération de la famille du cirque Ronaldo. Il présente le spectacle Sono Io? avec son fils Pepijn. Cette pièce tragi-comique raconte l’histoire d’un père et de son fils. Clown et acrobate, Danny se remémore avec mélancolie ses nombreux succès passés — succès qui, dans ses souvenirs, ne semblent que grandir. Son fils est au début d’une carrière prometteuse, mais son père n’a pas l’intention de céder sa place. Danny a toujours le sentiment d’être à la fois le héros et le professeur de son fils. Patiemment, Pepijn observe les figures de son père et l’aide si nécessaire — parois même à l’insu de ce dernier. Le père, surtout au début, se soucie surtout de lui-même. Une scène marquante est lorsque les deux se balancent ensemble sur un piano, juchés sur un rolla bolla. Les deux s’équilibrent à merveille. Pepijn est un garçon modeste qui admire son père. Danny essaie de se montrer sous son meilleur jour pour que son fils soit fier de lui. Dans Sono Io?, leurs caractères sont sublimés.
La tendance à donner une place sur scène aux artistes plus âgés n’est plus une exception dans le monde de la danse contemporaine. Prenons le rôle de Truus Bronkhorst (72 ans) dans la performance de Jan Martens et de Dance On Ensemble, intitulée « Any Attempt will end in crushed bodies and shattered bones ». Plusieurs années auparavant, Pina Bausch, innovatrice dans le domaine de la danse, avait travaillé avec des danseurs plus âgés pour créer une nouvelle distribution destinée à faire revivre sa célèbre pièce, Kontakthof.
Le danseur Eddy Becquart, retraité, est également toujours sur scène. Il a joué dans plusieurs productions de Panama Pictures, une autre compagnie néerlandaise qui travaille à la croisée de la danse et du cirque. Dans Vanishing Point, il joue le rôle d’un vieil homme qui aimerait rejoindre une génération plus jeune. Il veut escalader un mur élevé, se tenir debout et en équilibre sur une poutre en hauteur, mais il ne peut plus le faire. La chorégraphe Pia Meuthen a joué un rôle décisif dans le processus. Eddy Becquart explique : « Le public peut jeter un œil critique assez impitoyable et penser rapidement “Tiens, le vieux veut montrer qu’il peut encore le faire”. Pia s’en rend bien compte. Elle comprend qu’elle ne doit pas m’associer à des jeunes hommes, à la jeunesse. Elle me met en face d’eux. Ou sur le côté. C’est ainsi que l’on crée des rencontres vulnérables plutôt que des contrastes brutaux. »
Valentina Barone est une gestionnaire culturelle et éditrice indépendante, spécialisée dans le secteur du cirque contemporain et du spectacle vivant. Depuis 2021, elle est directrice des relations internationales du CircusDanceFestival à Cologne (Allemagne). Elle est titulaire d’un BA en Techniques du spectacle vivant ainsi qu’un Master en design relationnel. Elle collabore avec le réseau international Circostrada (France) et est membre active de la Cirkus Syd’ Circus Thinkers Platform (Suède). Valentina est la coordinatrice de la plateforme numérique internationale Around About Circus.
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