S’ADAPTER À L’ÉLASTICITÉ D’UN PAYSAGE
(Re)découvrez le travail du collectif d'artistes de Onkruidenier à travers l'article qui a fait partie de Living Body/ies, la première publication annuelle de Circostrada.
Une carte du littoral pourrait-elle indiquer le rythme des marées ? Lorsqu’on trace des lignes dans les vagues avec nos mains, nos pieds ou des outils quelconques, nous sommes certain·e·s de la nature éphémère de nos créations. Quand on passe la journée à la plage, la cadence des marées redéfinit entièrement notre environnement toutes les six heures environ. Visitez votre plage préférée sur Google Maps : qu’y voyez-vous ? Une démarcation claire entre le jaune et le bleu, entre la terre et l’eau – une image qui ne montre ni l’élasticité du littoral, ni son aspect changeant au rythme des marées montantes et descendantes. Où peut-on retrouver cette élasticité dans notre environnement quotidien, et comment l’interpréter in situ ? En juin 2022, le collectif de Onkruidenier a organisé neuf formations performatives sur la côte de l’île de Terschelling, lors du festival OEROL. Avec le public, nous avons exploré l’élasticité en tant que concept incarné, et utilisé nos cordes vocales et nos papilles à mesure que nous progressions dans cette zone poreuse entre terre et mer. Nous avons ainsi interprété le relâchement et la tension de cette « frontière » côtière. Lors de nos discussions avec le public, en compagnie d’experts de divers domaines et d’une association locale de protection de la nature, les différents enseignements d’OEROL se sont enchevêtrés pour produire une seule et même recherche performative de l’élasticité.
Depuis 2013, de Onkruidenier poursuit ses recherches artistiques en étudiant les potentiels de transformation des systèmes écologiques. Comment pouvons-nous, en tant qu’humains, nous adapter au paysage, plutôt que d’imposer le contraire ? Les paysages ont la capacité de façonner nos connaissances, notre culture et nos langues. C’est pour cela qu’une partie des paysages se trouvent en nous : la mémoire de nos corps peut recéler de précieuses connaissances sur notre environnement. En plongeant dans cette mémoire collective, nous avons façonné le projet de recherche SWEET – SWEAT. Les Pays-Bas sont un vaste delta où de nombreuses terres ont été asséchées et où l’eau salée a laissé place à des étendues d’eau douce. Ces transformations font partie de notre histoire et de notre vie quotidienne : à quoi pourraient-elles ressembler demain ? Pour ouvrir un nouveau chapitre de SWEET – SWEAT, nous avons imaginé une formation participative conçue pour être interprétée en compagnie de 25 participant·e·s. Tous les jours du festival OEROL, nous nous rendions sur une plage de la mer des Wadden (un estran du sud-est de la mer du Nord) baptisée Kleiplak (« gisement d’argile »), non loin de la digue. C’est là-bas, à marée basse, que nous effectuions ensemble quatre exercices. Pour de Onkruidenier, cette sollicitation aussi intime que directe de notre public est au centre de notre pratique. L’autorité de l’artiste individuel laisse place au collectif d’artistes qui, à son tour, s’ouvre aux participant·e·s au cours de chaque performance. L’exploration de la relation corps-paysage prend une dimension collective, où la connaissance est non plus transmise de façon linéaire, mais incarnée.
La formation se déroulait comme suit : le public commençait par se familiariser avec le paysage en cartographiant sa propre localisation. Invité·e·s à remplacer « l’horloge économique » par le rythme circadien pendant une heure et demie, nous marchions ensuite vers la plage. Où étions-nous arrivés ? Pour répondre à cette question, les participant ·e·s ne devaient pas se contenter d’observer leur environnement proche. Notre ouïe nous permettait de puiser dans les différentes strates du paysage : qu’entendait-on en dessous et au-dessus de nous ? Que nous disait le sable sous nos mains ? Muni·e d’une ardoise et d’une craie, chaque participant·e dessinait un horizon et tentait de s’orienter parmi les sons qu’il·elle entendait autour de lui·elle. Cette première partie devenait alors un exercice d’écoute collective, dans lequel nous tentions de déconstruire les signifiants linguistiques traditionnels utilisés pour nous guider au milieu des paysages. Quelle partie du corps le son de la vasière (wad en néerlandais) rappelle-t-il ? À quoi ressembleraient ces différents sons s’ils devaient prendre une forme physique ? Une fois la séance collective d’écoute et de dessin terminée, le groupe quittait la sécheresse de la dune pour rejoindre la vasière – la plupart des participant·e·s marchant pieds nus. C’est là que l’exploration de l’élasticité débutait réellement. Après une présentation des différents termes frisons pour définir un paysage (le frison est également parlé sur Terschelling), chaque participant·e recevait un élastique de la taille de son corps à nouer pour en faire une boucle – son « outil ». Après avoir écouté ensemble le paysage, nous devions ensuite produire un son collectif en nous inspirant de la vasière. En frison, les voyelles I, A et O sont très présentes dans les mots désignant un type de paysage spécifique. Chaque son se connecte à un espace du paysage : le son aigu IIIIII monte dans le ciel, le son large OOOO ouvre nos mains à l’océan, tandis que le son grave AAAAA descend jusqu’à la vasière. En nous servant de l’élastique comme outil de visualisation et de projection de nos cordes vocales, nous créions des sons ensemble. Le groupe fusionnait en un organisme polyphonique, les élastiques vibrant au gré du vent. Ensemble, les voix et les élastiques projetaient les sons IIIIII, AAAAA et OOOO. L’exercice vocal terminé, nous avons emmené le groupe plus loin dans la vasière, où nous connections tous les élastiques des participant ·e·s à un outil élastique plus petit. Physiquement lié·e·s entre eux, les participant·e·s n’avaient alors pas d’autre choix que d’anticiper et de réagir aux mouvements de chacun·e. Notre capacité pulmonaire ainsi connectée, nous respirions et marchions ensemble, simultanément, nos « tentacules » élastiques projetant des ombres de créatures semblables à des méduses ou des pieuvres sur le sable humide. Seul le collectif permettait de réaliser cet exercice : lié·e·s entre eux mais aussi au paysage, les participant·e·s formaient un organisme unique. De retour sur la terre ferme, nous avons sollicité le sens du goût pour appréhender une perspective miniature du paysage. Que goûtez-vous lorsque vous internalisez votre environnement à l’aide d’ingrédients trouvés sur place ? Nous avons demandé aux participant·e·s d’identifier ce qu’il·elle·s goûtaient, mais aussi les papilles gustatives stimulées. Cette formation a bouleversé la relation corps-paysage. La projection de nos voix et notre exercice d’écoute, dans l’air salé de la vasière, nous ont invité·e·s à prêter à attention à d’autres choses – en remarquant, par exemple, que les bulles visibles à la surface de l’argile font penser à la respiration d’un organisme. Au-delà d’imiter les mouvements et les sons de l’environnement indépendamment les uns des autres, il s’agissait pour le public de se livrer à une véritable interprétation du paysage. En autorisant les enchevêtrements entre les participant·e·s, les interactions des différents « acteurs » de l’écosystème où nous nous trouvions sont devenues beaucoup plus claires.
Plutôt que de dispenser des connaissances, la formation s’est focalisée sur l’incarnation collective de l’estran. Nous avons utilisé différents outils dans une mise en espace qui faisait référence aux marées. Arborant différentes palettes de couleurs et hauteurs, des poteaux en bois avaient été plantés en rangées dans la vasière, serpentant à travers le paysage. La nuance et la longueur des poteaux représentaient les différents fuseaux horaires que la marée traverse entre son plus haut et son plus bas niveau. Lorsque l’on traverse l’installation © De Onkruidenier, Relearning Aquatic Evolution au festival Oerol, Terschelling 2022. Photo : Marleen Annema Matière à réflexion : les corps vivants dans les arts du spectacle 8 au détour d’une promenade dans la vasière, on peut ainsi faire le lien entre son propre corps et la respiration de la mer. La palette de couleurs fait écho au strict schéma colorimétrique du littoral, où le violet, le vert, l’orange et le rose marquent la séparation entre la terre et l’eau salée. Il est évidemment inutile d’essayer de transposer ces marques – issues du schéma bidimensionnel X-Y de la politique du littoral – dans le paysage réel : il suffit de passer devant l’installation à marée haute pour constater que seuls les sommets colorés des poteaux émergent de la surface de l’eau, et que toute tentative de « solidification » des frontières entre l’eau et la mer est vouée à l’échec. Le zonage du Kleiplak montre une chose intéressante : la « fonction » du site diffère selon l’institution à laquelle on pose la question. Le Kleiplak n’est pas un site Natura 2000 (un réseau de réserves naturelles protégées) mais accueille une faune sauvage reconnue par des associations ornithologiques. Le site est accessible uniquement avec bracelet lors du festival OEROL, alors qu’il est ouvert au public le reste de l’année et est bordé d’une piste cyclable très fréquentée. Enfin, la carte établie pour le port de West-Terschelling englobe le Kleiplak. En d’autres termes, d’un point de vue purement institutionnel, l’ « usage » de ce paysage n’est pas clairement défini. Des tensions peuvent naître entre les groupes : à plus grande échelle, certains habitants de Terschelling militent activement pour réduire la taille d’OEROL. Après deux étés blancs en raison de la crise sanitaire – une situation inédite depuis les débuts du festival dans les années 1980 – ces voix se font de plus en plus entendre en 2022. Certaines organisations de défense de l’environnement s’opposent également au festival. Ces deux années blanches ont eu un effet minime mais non négligeable sur les écosystèmes locaux, et certains groupes de pression ne souhaitent pas revenir à la situation pré-2020 en matière d’affluence. Des ornithologues professionnel·le·s nous ont confronté·e·s pendant notre installation, affirmant que le Kleiplak ne pouvait pas accueillir un public humain en raison de la présence de deux familles de canards qui y avaient fait leur nid. Nos divergences écologiques ont fait monter la tension d’un cran : alors que nous focalisons nos formations sur la place de l’humain au sein d’un écosystème, ces groupes de protection estiment que la nature doit rester telle quelle et protégée de tout contact humain. Ironie de la chose, le Kleiplak n’est pas un site protégé et souffre très certainement de la proximité du port, où passent ferrys et bâteaux de pêche. Il fut intéressant de constater à quel point différentes institutions revendiquent ou ignorent le Kleiplak et sa « fonction », surtout en ce qui concerne le degré de participation humaine. Sous-estimons-nous ou ignorons-nous ici le rôle de l’océan, véritable chorégraphe de la danse qui crée ces connexions ?
Plutôt que de laisser les institutions définir le « sens » du paysage, sans doute devrions-nous nous-mêmes « sentir » le lieu sous plusieurs angles. En proposant cette formation, nous souhaitions savoir comment bouger avec les marées et les organismes de l’écosystème local. En s’affranchissant de « l’horloge » classique, nous nous apercevons que les marées reflètent la multitude de temporalités qui nous entourent. Les horaires quotidiens de la formation pouvaient sembler arbitraires : 12 h 15, 13 h 30, 14 h 45, etc., détonnant par rapport aux représentations en soirée et en matinée des autres spectacles du festival. Ces horaires étaient immuables car entièrement dépendants de la marée basse : le groupe était soumis au rythme non pas de la terre, mais de la mer. OEROL étant un festival de spectacle vivant, les festivalier·ère·s ont l’habitude d’être considéré ·e·s comme des spectateur·trice·s et non des participant·e·s. Le statut de participant ·e n’est jamais un rôle totalement passif, et la présence du·de la spectateur·trice donne vie à la performance globale. De nombreux membres du public ne s’attendaient cependant pas à être interrogé·e·s, ni à être rendu·e·s vulnérables au milieu d’inconnu·e·s, ni à collaborer pour faire des choses simples, comme des mouvements ou des bruits. La formation n’avait pas pour but de créer des frictions, mais de trouver des terrains d’entente pour créer une langue en faisant appel à tous nos sens. Le·s spectateur·trice·s sont ainsi sorti·e·s des voies de communication traditionnelles pour se poser la question suivante : que se passe-t-il quand nous écoutons tous·tes ensemble ? Quand nous goûtons, sentons, chantons, respirons et bougeons tous·tes ensemble ? La nervosité gagne généralement les participant·e·s lorsqu’il·elle·s apprennent qu’il·elle·s vont commencer une « formation ». « Est-ce grave si je n’arrive pas à suivre le rythme ? » « Est-ce que ça va être fatigant ? » « Je n’ai rien préparé ! » C’était là une toute nouvelle manière de pratiquer l’accessibilité : le public devait pouvoir s’interroger, supposer, imaginer – quelque chose d’inhabituel, surtout en présence d’inconnus. On nous a souvent demandé si ce projet porte sur l’art, la science ou l’éducation, ou les trois à la fois. Il ne fait aucun doute que de Onkruidenier est un collectif d’artistes, c’est pourquoi cette question revêt un intérêt tout particulier : et s’il s’agissait d’un projet à la fois artistique, scientifique et éducatif ? Si les trois disciplines fusionnaient en une seule à l’occasion de cette formation d’une heure et demie ? Sur Terschelling, nous avons cherché l’élasticité des barrières culturelles et linguistiques entre terre et mer, entre public et artiste, et entre corps et paysage… et nous l’avons trouvée. Plutôt que d’expliquer notre idée de l’élasticité, nous avons organisé neuf sessions afin de former notre public à explorer ses sens, mais aussi sa mémoire et son langage culturels, afin qu’il puisse explorer lui-même ce concept. Entremêlé·e·s ensemble dans des élastiques, nous avons réfléchi à quoi pourrait bien ressembler et résonner notre vie avec la mer – et même quel pourrait en être le goût. Que ressentez-vous lorsque vous incarnez un paysage ?
De Onkruidenier est un collectif d’artistes fondé en 2013, qui réunit actuellement Jonmar van Vlijmen, Rosanne van Wijk et Ronald Boer. Ces « futuristes de l’écosystème », comme il·elle·s aiment à se présenter, explorent – par le biais d’outils spéculatifs – différentes formes d’enchevêtrement avec notre espace de vie, révélant ainsi des interprétations possibles de la relation changeante entre l’humain et la nature. Au moyen de diverses méthodes artistiques et interactives, le collectif produit des œuvres ludiques et porteuses d’espoir écologique.
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