OBJETS ET PERCEPTION

Un article écrit par
Andrea Salustri
05 juin 2023
10 MIN
Andrea Salustri - MATERIA © Milan Szypura

Ma pratique en tant que créateur de cirque a débuté dans l’espace public par le biais du jonglage et des arts de la rue. Le jonglage a été pour moi l’occasion d’entretenir et de partager, de manière directe, cette fascination, cette capacité d’émerveillement, qui se cache sous les racines du cirque en tant que genre. J’ai profondément apprécié la dynamique d’offrande mutuelle, entre l’artiste et le public, sur laquelle le travail d’un·e artiste de rue semblait être centré. J’y voyais un acte politique de nature simple, immédiate et connectée. Rapidement, cependant, mon chemin s’est écarté du cirque. Je me suis retrouvé dans un espace conflictuel alors que je tentais de trouver le point de convergence entre mon travail et ma présence au sein de celui-ci. J’ai identifié et lutté contre l’héroïsme intrinsèque à la présentation de mes performances de jonglage, qui reposait sur des astuces et des moments d’étonnement délibéré pour plaire au public et célébrer le succès de l’artiste. À l’époque, je ne savais pas et je n’imaginais pas que le cirque pouvait trouver son expression dans d’autres formes de performativité, qui ne mettraient pas l’accent et ne se calqueraient pas sur la virtuosité de l’artiste. J’ai donc décidé d’explorer de nouvelles choses en dehors de ce genre. J’ai commencé à étudier la danse contemporaine et la chorégraphie, où j’ai pu découvrir une ouverture et une diversité incroyables quant à la manière dont les artistes se rapportaient au public et à leurs œuvres. Cette ouverture s’est manifestée par une série de questions qui se sont imposées à moi en rapport avec mon expérience antérieure du cirque. Quelle était la nature de ma pratique ? Où se développait ma recherche ? Présentais-je le même matériel que celui sur lequel je faisais des recherches, ou y avait-il un décalage ? Enfin, et surtout, dans quel contexte s’inscrivait mon travail et l’environnement dans lequel il se situait ? Ces questions ont soulevé une série d’hypothèses que je transportais inconsciemment dans toute ma pratique, de la formation jusqu’à la composition. Je suivais des modèles narratifs de risque et de succès qui, en fin de compte, mettaient davantage l’accent sur mes compétences et moi-même que sur le travail en lui-même. Je prenais également pour acquis un modèle dans lequel j’abordais une discipline de cirque, j’achetais les accessoires/appareils nécessaires, j’apprenais les tours et les techniques existants, tout en créant des variations ou des reformulations d’un répertoire donné, et je présentais les résultats de ma formation avec le seul ajout d’un cadre et d’une cohérence dramaturgiques. J’ai vu ce schéma se répéter tout autour de moi, et j’ai décidé d’essayer de le modifier. J’ai posé mon équipement et j’ai observé mon environnement. J’ai commencé à manipuler des objets courants, pas encore codifiés comme accessoires de jonglage, et n’étant par conséquent pas soumis aux attentes et au contexte historique du cirque. Le point central de l’œuvre a évolué des résultats d’une recherche sur le mouvement vers la recherche elle-même, en me servant de l’improvisation et du fait que je n’étais pas habitué à travailler avec ces objets comme stratégies de composition. Plutôt que d’appliquer des techniques de jonglage existantes sur de nouveaux objets, j’essayais maintenant de trouver et de développer une technique spécifique en fonction du caractère unique de chaque objet que je rencontrais, en essayant de comprendre son langage pour engager et entamer un dialogue avec lui. Soudain, un changement m’a semblé possible : je me suis éloigné de la centralité de l’artiste de cirque et me suis rapproché de l’environnement dans lequel ma pratique se déroulait.

Environnements et perception basés sur les objets

Encerclé·e·s par la matière, nous naviguons dans des environnements basés sur des objets et façonnés par la fonctionnalité de leur utilisation. Appareils électriques, meubles, véhicules, moyens de transport, devises, moyens de communication, dispositifs technologiques et mécaniques, etc., notre monde entier est rempli de choses. Nous percevons ces objets selon différents degrés de complexité, en fonction de nos besoins et de notre capacité à les utiliser : le seuil de compréhension minimale, qui détermine la facilité d’utilisation de base, est constamment restreint par le processus de conception. Par conséquent, nous nous retrouvons à interagir avec des objets dont le fonctionnement nous échappe partiellement voire totalement, mais que nous sommes néanmoins en mesure d’utiliser. Nous comprenons leur but et comment les activer, et lorsque ce n’est pas le cas, ils se fondent dans le bruit de fond des choses qui peuplent nos paysages modernes. Cette surabondance d’objets est en croissance constante, elle suit la recherche et la fabrication de nouveaux besoins, tandis qu’en même temps, le système a les moyens de démoder les vieux objets, par le biais de l’obsolescence programmée, l’incompatibilité des logiciels, les modes et autres stratégies de marché. En tant que jongleur qui s’est tourné vers la manipulation d’ob- jets, la relation que nous entretenons avec notre environnement basé sur les objets fait désormais partie de ma recherche, et je considère qu’il est urgent d’engager une conversation sur la dura- bilité environnementale à ce niveau-là. En examinant cette relation, nous pouvons observer quelques points intéressants. Nous subissons un apprentissage constant de l’utilisation d’un nombre incroyablement élevé de choses, que nous apprenons à appréhender et à utiliser à notre avantage. Nous devenons, en effet, des manipulateur·rice·s expert·e·s de machines à café, de lacets de chaussures, de smartphones, que nous pouvons faire fonctionner au moyen de manœuvres exactes et essentielles. Certain·e·s d’entre nous sont passé·e·s maître·sse·s dans l’art de plier des journaux, de changer des housses de couette, de conduire des voitures, de rouler des cigarettes à la main. Chacun·e a ses spécialités, mais nous disposons tous d’un répertoire extraordinairement large de manipulations fonctionnelles (1). Nous remarquons un autre fait concernant notre interaction quotidienne avec les objets qui nous entourent : la fonctionnalité dicte et limite de façon spectaculaire non seulement notre manipulation, mais aussi notre perception. Nous apprenons la manière correcte et efficace d’utiliser les choses, mais en même temps, nous perdons progressivement la capacité de les étudier. Nous prêtons rarement attention à la douce voix des moulins à café, ou nous empilons délibérément des tasses dans les équilibres les plus précaires. Nous considérons comme cassés ou inutilisables les objets qui ont perdu la capacité de servir leur fonction première et dont nous nous débarrassons facilement. Nous remplaçons les objets par d’autres qui présentent des caractéristiques améliorées, lorsque cela est économiquement possible. En bref, nous réduisons les objets à leur fonction première, ce qui, avec leur valeur économique, définit les limites de notre perception. Notre perception est intrinsèquement liée à notre interprétation et à notre relation au monde. La perception constitue déjà, en soi, un acte d’interprétation, et la façon dont nous percevons le monde est indivisible de la façon dont nous nous y rapportons (2). Ce qui semble non durable, par conséquent, n’est pas seulement le modèle capitaliste en soi, mais la façon dont ce modèle affecte la perception que nous avons de notre environnement basé sur les objets comme étant simplement fonctionnel et jetable. Je considère cette perception comme étant à l’origine d’une relation non durable avec notre environnement, et d’un grave problème écologique.

Stratégies de coexistence, visant à modifier notre perception des objets

Ces considérations ont influencé ma pratique en m’amenant à chercher dans les objets une valeur et des possibilités qui redéfiniraient ma façon de percevoir et d’interagir avec mon propre environnement. Je pense que les arts du spectacle, et plus particulièrement le cirque, avec sa capacité inhérente à l’émerveillement, comme mentionné précédemment, représentent un terrain fertile pour nourrir des modèles alternatifs de relation avec notre environnement. J’ai développé trois stratégies pour modifier ma relation avec les objets. La première, empruntée au formalisme russe, est la défamiliarisation (3). Une tentative délibérée de regarder les objets au-delà de leurs fonctions primaires. Les objets extrêmement familiers cachent souvent un univers de possibilités dissimulé sous l’usage habituel que nous en faisons. En observant nos environnements dans le but de les étudier tout en se débarrassant, autant que possible, de nos préjugés culturels et fonctionnels, les objets se révèlent comme de nouvelles rencontres surprenantes. Par le biais de la défamiliarisation, la manipulation des objets devient un processus de redécouverte ludique, pouvant traverser de multiples champs d’analyse et différentes disciplines. Un deuxième outil théorique que j’ai développé est une paire de trichotomies connectées, visant à décrire et à étudier la manière dont les artistes-interprètes entrent en relation avec les objets sur scène. La première est « manipulateur·rice-manipulation-objet », et vise à identifier où se situe le point central de la relation. La seconde, intitulée «utiliser-interagir-servir», vise à identifier le type de relation en place. Les deux trichotomies sont liées. Utiliser un objet signifie que l’attention est portée sur la·le manipulateur·rice : c’est le cas lorsque les objets ne sont qu’un moyen de montrer les compétences de l’artiste (par exemple, dans le jonglage traditionnel, où le public applaudit l’habileté du·de la jongleur·euse). Interagir avec un objet signifie que l’accent est mis sur la manipulation, qui est une contribution partagée entre le manipulateur et l’objet. L’accent est mis ici sur la co-dépendance entre les deux, la hiérarchie est brisée et ce qui importe est l’interaction (c’est-à-dire lorsque la réussite d’un tour n’est pas la partie la plus intéressante du tour). Servir un objet (ou plutôt «être au service d’un objet») manifeste un changement complet de la hiérarchie, l’accent est mis sur l’objet et la·le performeur·euse devient un·e facilitateur·rice qui permet la manipulation sans attirer directement l’attention sur elle/lui. Ce dernier changement de focalisation est un état extrêmement délicat et, d’après les recherches que j’ai pu effectuer, il atteint son maximum lorsque la·le performeur·euse est complètement immobile ou absent·e alors que les objets sont actifs sur scène. La troisième et dernière stratégie que j’ai adoptée pour modifier ma perception et m’engager différemment avec mon environnement concerne les objets que j’ai sélectionnés pour ma pratique. J’ai commencé à travailler non seulement avec des objets courants, mais aussi avec des objets jetables, ou qui ont été jetés et mis au rebut. Cette stratégie a radicalement changé la valeur que j’attribuais aux objets qui m’entouraient, elle m’a soudainement permis de voir la beauté partout, et a modifié ma relation avec les objets avec lesquels j’interagissais quotidiennement. De plus, le fait de me familiariser avec les objets mis au rebut a été une grande source d’inspiration pour produire de nouvelles œuvres.

 

 

Références 

• Carroll, Noël,"Historical Narratives and the Philosophy of Art", in The Journal of Aesthetics and Art Criticism – 51, 1993.
• Corà, Bruno, BURRI Plastiche, Forma Edizioni, Florence, 2018.
• Danto, Arthur C., The Transfiguration of the Commonplace : A Philosophy of Art, Harvard University Press, Cambridge,
1981.
• Dickie, George, The Art Circle, Haven, New York, 1984.
• Garroni, Emilio, Immagine Linguaggio Figura, Laterza, Rome-Bari, 2005.
• Shklovsky, Viktor, Berlina, Alexandra (ed.)," Art as Device", in Viktor Shklovsky: A Reader, translated by Berlina, Alexandra,
Bloomsbury, New York-London, 2017.

Invisible, une réflexion sur le changement

Lors de nos recherches sur notre perception et notre relation aux environnements basés sur des objets, un autre sujet s’est naturellement imposé comme une investigation nécessaire et interconnectée : notre perception et notre relation au changement. En réalité, toute modification de notre perception doit d’abord porter sur notre capacité à accepter et à supporter le changement. Notre relation au changement est des plus complexes et des plus fascinantes. Tout récemment, au cours des deux dernières années, l’humanité a été confrontée à des événements dramatiques qui ont produit une révolution du modèle narratif global, entraînant des changements radicaux dans les habitudes quotidiennes, sociales et économiques. La propagation d’une pandémie a imposé des changements en quelques semaines. Le récent développement de la guerre en Europe a imposé le changement en quelques jours. En même temps, avec leur impact dévastateur, ces événements ont fait naître un sentiment d’urgence. Mais d’où provient ce sentiment d’urgence ? Où se situe la ligne au-delà de laquelle nous décidons d’agir ? Comment le fait de témoigner se transforme-t-il en engagement ? Ces questions semblent incroyablement pertinentes par rapport à la crise climatique, une urgence qui a autant d’impact sur l’histoire du monde, mais qui se développe à un rythme plus lent. Nous sommes témoins des transformations constantes sur nous-mêmes et sur notre environnement, mais quand et comment remarquons-nous le changement ? Remarquer requiert une prédisposition fondamentale à l’ouverture et à l’écoute. Cette prédisposition semble être l’élément premier et fondamental pour surmonter le décalage entre savoir et agir. En 2023, je commencerai un nouveau projet intitulé Invisible, en collaboration avec l’artiste sonore Federico Coderoni, dans lequel nous souhaitons effectuer des recherches sur cette prédisposition et jouer avec la capacité du public à percevoir le changement. Pour l’instant, nous envisageons une performance hybride, qui se déroule à l’extérieur et à l’intérieur du théâtre, et plus tard sur une plateforme numérique. Nous nous sommes associés à PlanetWatch, une entreprise qui crée et déploie des capteurs pour surveiller la pollution atmosphérique dans le monde entier. Nous transformerons les données collectées par ces capteurs en une composition musicale générative, qui sera présentée, entre autres éléments, dans le cadre de la performance. L’idée principale et le but de notre projet est d’embrasser un processus de réflexion sur les changements subtils et drastiques qui redessinent actuellement les histoires individuelles et collectives, comme point de départ d’une recherche ontologique plus large sur l’identité, la responsabilité et la capacité d’action. Je crois fermement à la valeur et à l’urgence d’une conversation sur la manière dont nous percevons notre environnement et dont nous y sommes liés. Je crois également que le cirque contemporain, en tant que forme d’art, et avec sa façon particulière de tisser des liens avec le monde, peut jouer un rôle central pour faciliter cette conversation.

1. Du point de vue du jonglage, relativiser notre pratique en tant que spécialisation sur un ensemble particulier d’objets parmi les nombreux qui existent dans le monde est une pensée intrigante, qui tourne finalement autour de la non-fonctionnalité discutable de la manipulation du jonglage, et de l’affirmation très controversée, bien qu’incisive, selon laquelle l’art est défini par son propre contexte. En référence à cela, consulter A. Danto, N. Carroll, G. Dickie, entre autres. Pour une introduction rapide, voir https://plato.stanford.edu/entries/art-definition/

2. La perception humaine, avant et en vue de la formation du concept empirique d’un objet (comme une fleur, par exemple), organise les données sensibles de cet objet en procédant à une sélection de ses traits les plus pertinents (elle a des pétales, un pistil, etc.), et offre ainsi à l’intellect un schéma qui lui permet de le classifier. Ma connaissance des traits pertinents des fleurs affectera donc déjà la manière dont je peux organiser ma perception, en plus d’affecter la manière dont, par conséquent, je peux les reconnaître. Pour sélectionner les pétales, le pistil, etc., comme traits pertinents, nous devrons d’abord sélectionner comme pertinents les traits qui nous permettent de les reconnaître comme pétales, pistil, etc. Mais nous aurons beau décomposer le processus, il s’avérera que la perception a toujours lieu dans un environnement linguistique déjà constitué et en vigueur : nous percevons toujours une fleur, un pistil, une forme, une couleur, etc. Il est intéressant de noter, à cet égard, comment un même objet peut être perçu différemment, précisément en fonction des traits qui sont sélectionnés comme pertinents. Par exemple, dans une situation d’urgence où je soupçonne la présence d’un étranger dans la maison, je pourrais percevoir une poêle à frire comme un « objet contondant » plutôt que comme un « ustensile de cuisine ». À ce sujet, consulter E. Garroni.

3. Cf. V. Shklovsky

4. Cf. https://vimeo.com/680459318

5. Cf. https://vimeo.com/323835979

6. Cf. https://www.circusnext.eu/andrea-salustri/

7. Cf. http://andreasalustri.com/materia

8. Cf. https://www.nytimes.com/2022/06/10/science/worms-eating-styrofoam.html ; https://www.microbiologyresearch.org/content/journal/mgen/10.1099/

mgen.0.000842

Nous vivons le changement.
Nous incarnons le changement.
Nous diffusons le changement.
Nos mains se déplacent dans un labyrinthe submergé.
La neutralité disparaît parmi les réfractions d’une immobilité impossible,
Tandis que nous flottons vers la surface
Sous le charme d’une ténacité hésitante.
Une douce et implacable dérive,
Portée par les voiles de l’habitude et les marées de la culture.
Oscillant
Entre l’ombre de l’ignorance complice,
Et le soleil brûlant des choix quotidiens.
Des choix possibles et des choix privilégiés.
Dansant plus près du feu,
Le travail de la terre
De ceux qui ne savent pas comment voir,
De ceux qui ne savent pas comment voir,
Perdant de vue nos corps parmi deux et plusieurs,
Parmi les étincelles du feu et le bruit de la danse.


Corps vivants,
Se transformant,
Dispersant des graines d’intentions
Et des fragments de gestes
Tels des traces de lumière
Scintillant derrière nos mains
Tandis que nous avançons.


Des actions simples
Se brisant comme des vagues contre les falaises de la société,
Se retirant, se réorganisant, s’adaptant.
Un million de mains s’agrippant au continent d’une insaisissable cohérence
Dans la persévérance calme de la respiration.
Des roches solides et des croyances malléables,
Traversés par les vents et par le temps.
Un océan entier
Se rétrécissant dans le creux d’une main.

Le paradoxe de l’art et le paradoxe de la vie,
Arrosant et faisant flétrir les fleurs du dessein.
Mots durables
D’une langue non durable.
Parlant pour demander le silence.
Écoutant.
Nos mains, à nouveau.

1 - Andrea Salustri - Circus of Discarded Objects (c) ParkKim Hyungjoon
Andrea Salustri - MATERIA © Susana Chicó

Circus of Discarded Objects (le Cirque des objets jetés): la deuxième vie des choses

Qu’advient-il des objets après que nous nous en sommes débarrassés ? Où atterrissent-ils? Que possèdent-ils encore de leurs anciens attributs ? Et quelles nouvelles possibilités offrent-ils ? Ma pratique basée sur les matériaux jetés s’est développée en un projet intitulé Circus of Discarded Objects (4), en collaboration avec la compagnie de cirque contemporain coréenne The Chorokso. Ce projet a eu lieu en 2021, au SSACC (Seoul Street Art Creation Center) avec le soutien d’ARKO (Arts Council Korea). Dans le cadre d’un atelier au cours duquel j’ai partagé ma méthode de manipulation des objets avec le groupe, nous avons parcouru les rues de Séoul à la recherche d’objets abandonnés, afin de les réactiver, de les redécouvrir et de leur donner une nouvelle vie dans l’espace public. Nous avons également visité des casses et des stations de recyclage, où nous avons collecté un tas de matériaux déclarés inutilisables et destinés à être jetés. Nous les avons nettoyés et intégrés à l’atelier. La méthode a prospéré entre les mains des participant·e·s, pour aboutir à une performance publique.

MATERIA, s’attacher au jetable

Au cours de mon parcours, à travers la manipulation des objets, j’ai découvert et orienté mon travail autour d’un matériau synthétique, le polystyrène. Plus précisément, je me suis concentré sur le polystyrène expansé (PSE), couramment utilisé pour l’isolation des bâtiments, les emballages et les récipients jetables. Le polystyrène expansé présente de sérieux problèmes environnementaux car il s’agit d’un matériau non biodégradable qui génère des déchets. Au premier abord, il peut sembler contradictoire, dans une perspective de durabilité, de développer une œuvre avec un matériau non durable. Mais qu’est-ce que le polystyrène a de véritablement non durable ? Nous sommes entourés de différents types de matières plastiques. On retrouve des composants en plastique dans un nombre extrêmement élevé d’objets, et les plastiques sont prédominants dans les méthodes d’emballage actuelles. Réduire la quantité de plastiques et s’en débarrasser est un objectif concret, souhaitable et réalisable, mais ce n’est pas la solution la plus immédiate pour répondre à cette urgence. Ce qui n’est vraiment pas durable dans le plastique, c’est la façon dont nous nous en servons, la façon dont nous l’acquérons facilement et en disposons immédiatement, la façon dont nous le regardons, encore une fois : notre perception. Cette perception, comme nous l’avons vu précédemment, est liée à sa fonction, qui, pour le polystyrène, est très vite remplie (nous ouvrons le contenant, nous extrayons nos marchandises, nous jetons l’emballage) et à sa valeur économique, qui est incroyablement faible. Pour cette raison, notre relation au polystyrène est une relation de mépris. MATERIA (5) constitue une tentative visant à contrer cette relation et à modifier notre perception du polystyrène en tant qu’élément vivant, fragile et doté de propriétés surprenantes. La performance a été soutenue par circusnext (6), et coproduite par PERPLX. Elle se sert du cirque contemporain comme d’un objectif pour étudier le matériau dans une recherche transdisciplinaire. En résulte une chorégraphie pour un humain avec plusieurs formes en polystyrène, où l’humain et le matériau s’engagent dans un dialogue non verbal. Le jonglage tente de ne pas imposer un contrôle direct, mais plutôt de créer des environnements contrôlés afin que le matériau soit libre de se produire et de prendre des initiatives. Le rôle du·de la performeur·euse évolue vers celui de facilitateur·rice et l’accent est constamment partagé entre l’objet, la·le manipulateur·rice et la manipulation. La pièce présente non seulement la vivacité du polystyrène, mais aussi sa destruction. J’y vois un élément fondamental pour établir une conversation sincère avec et au sujet de ce matériau. En même temps, ce choix a soulevé chez moi des questions urgentes quant à la durabilité du spectacle et au traitement des déchets que je créais. J’ai trouvé deux stratégies pour recycler et éliminer activement ces déchets. La première stratégie consiste à recycler de plus gros morceaux de polystyrène, qui présentent des imperfections et ne sont donc pas adaptés à la scène, en une série de sculptures. J’ai intitulé cette série Toxic Landscapes (Paysages toxiques) (7), et elle constitue un développement continu de ma tournée. Ces sculptures témoignent à la fois d’une fascination pour la transformation matérielle et les traces d’un combat, où le sol perturbé du champ de bataille est le résultat d’une relation conflictuelle avec cette substance toxique. La nature controversée du polystyrène est délibérément présentée. Chaque œuvre est le résultat d’un processus de fusion et de corrosion, grâce à l’utilisation d’un pistolet à air chaud, d’encre noire et de fluides à base de pétrole qui détruisent la structure chimique du polystyrène. Le discours environnemental actuel présente et recontextualise la forte influence du travail d’Alberto Burri et de sa série Plastics, dans laquelle l’artiste, après la Seconde Guerre mondiale, avait transformé la toile en panneaux de plastique et le pinceau en chalumeau. La deuxième méthode que j’ai adoptée consiste à composter les déchets résiduels de chaque exposition à l’aide de vers, capables de digérer le polystyrène. Ces vers, communément appelés supervers, sont les larves de Zophobas morio, une espèce de coléoptère. Ils contiennent plusieurs enzymes intestinales capables de digérer le polystyrène. En plus de cela, ils peuvent vivre sainement avec un régime alimentaire basé uniquement sur le polystyrène, et ne nécessitent qu’une hydratation supplémentaire. Cette incroyable découverte est déjà utilisée, depuis quelques années, par plusieurs entreprises écologiques exploitant le polystyrène et compostant leurs propres déchets. J’ai commencé à adopter cette méthode en 2020, et depuis, je collecte tous les déchets produits lors de la représentation du spectacle en tournée. Je les ramène à mon atelier à Berlin où je les donne à une petite colonie de vers. Ce processus d’élimination du polystyrène par Zophobas morio a été récemment examiné et prouvé par une étude publiée dans la revue Microbial Genomics (8).

Andrea Salustri - Toxic Landscapes © Andrea Salustri

Andrea Salustri est originaire de Rome, où il a appris le jonglage contact, la manipulation du feu et travaillé comme artiste de rue. Diplômé de philosophie avec distinction à l’Université La Sapienza de Rome en 2013, il s’est ensuite installé à Berlin pour se former en danse contemporaine. Il a suivi le programme intensif de danse à la Tanzfabrik Berlin, puis a étudié la danse et la chorégraphie à l’université HZT de Berlin. Actuellement, il crée des installations de cirque multimédias et est en tournée avec son œuvre MATERIA. Andrea est un artiste lauréat de circusnext 2018-2019.