Hors de la zone désignée. Lieux non conventionnels dans les arts de la rue

Un article écrit par
Moradavaga
and edited by
Valentina Barone
28 avril 2023
9 MIN

Moradavaga (contraction des mots portugais signifiant « adresse non fixe ») est un collectif né en 2006 de la collaboration entre les architectes Manfred Eccli et Pedro Cavaco Leitão. À la croisée de l’architecture, de l’art et du design, le collectif conçoit des objets performatifs avec une participation active ; leurs interventions sont autant d’outils dormants « en attente », qui nécessitent l’engagement des utilisateurs. Dans cet article, les deux fondateurs livrent leurs conseils tirés de leurs pratiques établies et de leurs expériences sur le terrain, et partagent leurs suggestions pour de futures formes d’art dans des lieux non conventionnels.

PCL : Il y a près de 20 ans, j’étais un architecte inexpérimenté et naïf fraîchement diplômé, quelque peu désenchanté par les sombres perspectives d’une vie future passée dans un bureau, assis devant un écran d’ordinateur. C’est alors que j’ai vécu un événement qui a bouleversé ma vie professionnelle. Alors que je me promenais sur la Plaza Mayor à Madrid, j’ai aperçu, dans un coin de la place, un homme profiter de l’air chaud expulsé par des bouches de ventilation d’un parking souterrain, pour attacher à la grille métallique quelques bandes de papier toilette. Une « mini-cathédrale gothique » s’élançait ainsi dans les airs, et les enfants pouvaient y entrer moyennant un euro, demandé aux parents. En tant que jeune architecte, j’étais fasciné par ce projet bien pensé. Je voulais entrer et traverser cet espace magique et fugace, ou prendre une photo depuis l’intérieur. Cet exemple simple et peu coûteux résume parfaitement de nombreuses leçons - inestimables selon moi - concernant l’art pour la création hors des murs : il synthétise un ensemble varié de concepts et de stratégies, remplit de nombreux critères en ce qui concerne l’approche de la conception et de la production de ces types d’œuvres.

©Moradavaga

ME : En 2008, lors de ma première année au cabinet raumlaborberlin, l’un des cofondateurs, Matthias Rick, m’a transmis un texte passionnant de Peter Artl sur l’utilisation temporaire des espaces abandonnés*. Dans ce passage, l’auteur explore quelques analogies entre un·e utilisateur·ice intermédiaire et « le·la guérillero·a », révélant une vision inspirante de traitement des contextes non conventionnels : « Autre analogie entre l’utilisateur·ice intermédiaire et le·la guérillero·a : le·la guérillero·a n’est jamais un stratège mais le·la tacticien·ne classique. Iel puise la force qui se trouve dans son environnement : après tout, iel ne défend pas le pouvoir de l’État, mais le combat. Dans cet aspect se trouve l’analogie avec l’utilisateur·ice temporaire, qui ne cherche pas n’importe quelle maison vide, mais une maison bien spécifique, dans une zone précise et baignée d’une bonne atmosphère. Le·la guérillero·a sait exactement où se déroulent ses actions, mais trouve également un large soutien auprès de la population locale, pour laquelle iel se bat tel un Robin des Bois des temps modernes. Même les utilisateur·ice·s intermédiaires recueillent souvent des sympathies au sein de la population, mais aussi du côté des médias. L’idéal est une valeur centrale pour le·la guérillero·a et l’utilisateur·ice intermédiaire : le·la premier·ère, comparé·e au soldat ordinaire, n’a presque jamais de problèmes de motivation. Le·la second·e se bat pour sa cause et est donc très motivé·e — qu’il s’agisse d’un club, d’une galerie ou d’un bar. Pour iel, ce n’est jamais une question d’argent, mais de mise en œuvre de ses idées. Ce principe va de pair avec la transition en douceur de l’utilisateur·ice temporaire entre le travail et le temps libre, entre l’indépendance et la vie privée. À cet égard, l’utilisateur·ice intermédiaire est, là encore, un·e précurseur·se de l’économie capitaliste, qui exige que le·la salarié·e ait un niveau élevé d’identification personnelle avec le travail, le lieu de travail et l’entreprise, mais aussi permette à la stricte séparation entre le travail et le temps de loisir de disparaître. La seule différence est que l’utilisateur·ice intermédiaire fait “son truc à iel”, sans travailler pour quelqu’un d’autre. »

 

Dans ce texte, nous souhaitons partager quelques éléments et méthodes clés auxquel·le·s nous nous sommes attachés au fil des années de notre activité, lors de la création et de la conception d’œuvres d’art destinées à des espaces non conventionnels. L’ingrédient de départ, généralement préexistant, est le lieu avec toutes ses caractéristiques physiques, y compris ses valeurs culturelles et sociales. Le genius loci (« esprit du lieu ») contient souvent des directives pour façonner une pièce. À la différence d’un théâtre ou d’un lieu similaire (où les conditions environnementales sont très contrôlées et contrôlables), le lieu pourrait tirer profit de ses aspects spatiaux spécifiques, et ce, en présentant une particularité matérielle ou une inspiration dans le but de créer un récit.

 

Une fois, nous avons façonné un projet dans un environnement forestier. Ce projet à première vue conventionnel aurait pu, en y regardant de plus près, être vu et ressenti comme une autre couche remplie d’un contexte historique chargé. La vallée de Val Saisera (dans le massif des Alpes juliennes en Italie) garde en mémoire des souvenirs de la Première Guerre mondiale, et ses conflits se font encore sentir aujourd’hui dans le paysage gravé dans la pierre et creusé dans la terre et la roche. C’est dans ce contexte que s’est déroulée notre intervention artistique, baptisée Scalare. À l’aide de plusieurs échelles en bois de tailles différentes construites avec les restes d’arbres tombés au sol de la région, nous avons lancé une « campagne » de dix jours à travers la forêt, explorant différents lieux et cadres avec ce groupe d’objets - à la manière d’un peloton de soldats regroupés dans une tranchée ou dispersés dans les bois. Cette fois-ci, l’échelle était un signe de connexion reliant les différentes positions, changeant les perspectives et atteignant de nouveaux points de vue, le tout sans prétention : un véritable outil pour une action pacifique. Pour ce travail, nous avions adopté une approche quotidienne et ouverte. Récemment, nous avons documenté nos traces temporaires à l’aide d’images, de vidéos et de notes. Notre « voyage » terminé, nous avons rendu nos outils à la forêt.

In this text, we want to share some key elements and methods we have treasured over the years of our activity when creating and designing artworks for unconventional spaces. The starting ingredient, which is usually pre-existent, is the location with all its physical characteristics, including cultural and social values associated with it. The genius loci - the “spirit of the place” - often contains guidelines to shape a piece. Unlike a theatre or similar venue - where the conditions of the surrounding environment are very controlled and controllable - it could be used as an advantage with its specific spatial aspects by presenting some material particularity or inspiration to create a narrative.

 

Once, we shaped a project in a forest environment. It appeared conventional, but on a deeper look, it could have been seen and felt as another overlapping layer filled with a strong historical background. The valley of Val Saisera - part of the Friulian Alps in Italy -  resonates with memories of the First World War, and its conflicts can still be felt in the landscape engraved in stone and excavated on earth and rock. That was the context for our artistic intervention called Scalare. Using a different size set of wooden ladders  - built with the remains of fallen trees from the area - we embarked on a ten days “campaign” across the forest, exploring different locations and settings with this group of objects as if members of a platoon grouped in a trench or scattered along the woods. This time the ladder was used as a sign of connection, bridging different positions, changing perspectives, and reaching new points of view in un-pretentious ways: a tool for peaceful action. The approach for this work was day-by-day and open-ended. We just documented our temporary traces with images, videos and notes. At the end of our “journey”, we returned our tools to the forest.

Brouiller les coordonnées des règles établies et des idées préconçues sur les normes sociales et la conduite à tenir lors de la conception d’espaces non conventionnels, c’est aussi brouiller les frontières entre les genres et les rôles, contribuant à un changement de statut et à l’émergence d’un public plus actif, engagé et participatif.

Sur la scène artistique urbaine et de la rue, la ville et le paysage urbain forment une toile. Les artistes rendent leur travail perceptible en le déplaçant dans des endroits inhabituels à haute visibilité — souvent de façon non commandée et illicite. L’art dans les espaces inattendus et sous des manières et formats imprévu·e·s génère une perturbation non sollicitée mais surtout bienvenue auprès d’une audience instantanée et non préparée. Se heurter à l’extraordinaire en passant par la même place de quartier pour aller au travail ou revenir de l’école, peut avoir un impact durable et témoigne de la puissance de l’élément de surprise dans l’art. Brouiller les coordonnées des règles établies et des idées préconçues sur les normes sociales et la conduite à tenir lors de la conception d’espaces non conventionnels, c’est aussi brouiller les frontières entre les genres et les rôles, contribuant à un changement de statut et à l’émergence d’un public plus actif, engagé et participatif. Conformément à cette approche de déplacement, une autre stratégie (souvent utilisée dans les constructions environnementales architecturales temporaires, les installations artistiques et les actions scéniques) est représentée par le binôme « Objets peu communs dans des endroits communs/Objets communs dans des endroits peu communs ». Invités lors de la 6e édition du festival Walk&Talk sur l’île de São Miguel aux Açores (océan Atlantique), nous nous sommes inspirés de la riche vie maritime de l’archipel et de ses alentours pour produire une œuvre sonore interactive in situ. Influencés par les paysages époustouflants et l’aura mystique liée aux baleines, nos esprits se sont baladés à travers de vieux contes comme « Moby Dick » d’Herman Melville et « Vingt Mille Lieues sous les mers » de Jules Verne. La présence de cachalots le long des côtes açoréennes nous a conduits à imaginer un personnage, Vernie, le calmar géant venu des profondeurs de l’océan pour servir d’outil de communication ludique aux passants de tous âges dans le quartier de Portas do Mar, dans la ville de Ponta Delgada.

© Rui Soares

La transformation des objets du quotidien en éléments de construction peut créer des paysages visuels et sensoriels, révélant ainsi leur potentiel créatif caché. Dans le même temps, cette pratique réduit le budget et évite les contraintes de temps en utilisant des chaînes standard d’approvisionnement et de production. Notre installation Vira-Lata est née d’une invitation à créer une œuvre artistique capable d’intégrer un projet municipal plus large d’aménagement d’une nouvelle place publique près de la gare centrale de Porto. Le titre a un double sens, jouant sur les mots portugais signifiant « chien errant » (en référence à la mauvaise réputation de ce quartier) et « boîtes de conserve tournantes ». L’idée à l’origine du projet est née de l’interprétation critique du territoire en question, proposant un élément vertical — ludique et fonctionnel — reliant le niveau de la nouvelle place à l’une des rues adjacentes qui la surplombe. Utilisant des références du monde ferroviaire, le concept des façades interactives de cet escalier public est dérivé des écrans d’information des gares affichant les départs et arrivées. À l’aide d’un système à deux couleurs (le jaune des trains locaux et la couleur métallique naturelle des boîtes de conserve), nous avons proposé de faire tourner mécaniquement chaque boîte de conserve à la manière d’un écran géant composé de pixels analogiques. Le public pouvait ainsi participer activement à la mutation constante de l’image de la place.

©Moradavaga

Quand on travaille loin des lieux officiels et des « zones désignées » pour réaliser une telle œuvre culturelle, un tout nouveau monde s’ouvre, de même que la possibilité d’atteindre un public non spécialisé.

L’espace public et les autres espaces non spécifiquement conçus présentent des défis différents. Ils peuvent offrir des possibilités d’exploration et d’expérimentation dramaturgiques, expressives et communicatives présentant différents types de confrontations avec un public. Quand on travaille loin des lieux officiels et des « zones désignées » pour réaliser une telle œuvre culturelle, un tout nouveau monde s’ouvre, de même que la possibilité d’atteindre un public non spécialisé. En choisissant le cadre, concentrez-vous sur une raison globale, fixez-vous des objectifs et écrivez un récit pour ce même cadre. Cela facilite l’orientation lors du développement du projet sur le long terme, la reprise et l’amélioration des résultats de l’œuvre par rapport aux idées de départ. L’acceptation et l’apprentissage par la pratique sont fondamentaux pour gérer les moments non conventionnels dans les lieux non conventionnels. Les projets de collaboration expérimentale ont tendance à se développer de manière imprévisible, surtout dans des environnements et des contextes inconnus. Il pourrait s’agir de la mise en place d’un nouveau prototype interactif pensé pour une raison spécifique dans un contexte particulier avec une fonction — et, à ce titre, il pourrait réussir comme prévu ou échouer. En conclusion, ne sous-estimez pas l’intuition ni les sentiments. Les traits communs et les matières premières du bon travail sont les émotions humaines fondamentales des individus : curiosité, imagination, enchantement et émerveillement, etc., quel·le·s que soi·en·t leur milieu culturel, leur statut social ou leur tranche d’âge.

* Arlt, Peter (2006): Stadtplanung und Zwischennutzung. In: Haydn, Florian; Temel, Robert (Hg.): Temporäre Räume. Konzepte zur Stadtnutzung. Basel, pag.45

Moradavaga est un collectif né de la collaboration des architectes Manfred Eccli (né à Bolzano, en Italie, en 1981) et Pedro Cavaco Leitão (né à Porto, au Portugal, en 1976). Moradavaga a commencé à travailler en 2006 autour des questions des espaces vacants, des bâtiments délabrés et de l’activation de l’espace public, en concevant des objets performatifs et des interventions actives, tels que des ateliers sociaux, des concours d’idées et des événements architecturaux. Ses œuvres éclectiques ont acquis une reconnaissance internationale au fil des ans, comme en témoigne sa participation à des événements promus par des institutions et organisations réputées, telles que le Charlotte International Arts Festival (Charlotte, États-Unis, 2022) ou OpenArt (Örebro, Suède, 2022).

Valentina Barone est une gestionnaire culturelle et éditrice indépendante, spécialisée dans le secteur du cirque contemporain et du spectacle vivant. Depuis 2021, elle est directrice des relations internationales du CircusDanceFestival à Cologne (Allemagne). Elle est titulaire d’un BA en Techniques du spectacle vivant ainsi qu’un Master en design relationnel. Elle collabore avec le réseau international Circostrada (France) et est membre active de la Cirkus Syd’ Circus Thinkers Platform (Suède). Valentina est la coordinatrice de la plateforme numérique internationale Around About Circus.