Espace public, vies privées – Entretien avec Azadeh Ganjeh par Seperh Sharifzadeh

Un article écrit par
Azadeh Ganjeh, Sepehr Shafirzadeh
05 janvier 2023
3 min

Si la sécurité de l’individu repose sur la bonne santé du groupe, comment l’espace public (et les performances que l’on y donne) contribue-t-il à la cohésion de la société ? Le producteur Sepehr Sharifzadeh s’entretient avec la dramaturge et metteure en scène iranienne Azadeh Ganjeh, dont les œuvres de théâtre in situ et immersif considèrent l’espace public comme une extension collective de la vie privée.

L'entretien fait partie de la publication FRESH STREET#4 coordonnée par Circostrada et éditée par John Ellingsworth, en relation avec le FRESH#4 - Séminaire international pour le développement des arts de la rue co-organisé en novembre 2020 par Circostrada, ARTCENA et FNAS à Turin, en Italie. (Re)découvrez-le sur notre blog dès maintenant ! 

J’ai commencé mes études dans le génie civil mais, même à l’époque, je travaillais dans le théâtre en parallèle. On considérait généralement que l’art ne permettait pas de vivre. Alors, sur les conseils de ma famille, j’ai étudié le génie civil pour avoir une autre source de revenus, qui me permettrait de pratiquer mon art librement, sans que l’argent ne représente un obstacle ou une influence. Quant à l’espace public, j’ai toujours aimé arpenter la ville. J’aime la ville et j’aime y être libre, quelque chose qui, de bien des façons, n’est pas toujours possible. Puis j’ai fini par découvrir qu’il est possible de se produire dans la rue. Le théâtre m’a amenée à travailler dans les espaces urbains, car je trouvais important que cet art puisse toucher tout le monde. Au début des années 2000, se produire à l’extérieur n’était pas courant, en Iran. Nous avions bien quelques théâtres de rue, mais essentiellement dans les programmes en off de festivals plus importants. L’essence même du théâtre de rue (sa voix politique) lui avait été dérobée, pour en faire, peu ou prou, du théâtre pédagogique. Il nous manquait la pluralité des voix. Par « nous », je veux dire différentes parties ou classes de la société. Nous avions la possibilité d’aller au théâtre : nous avions alors le sentiment d’une pratique un peu intellectuelle, nous nous sentions connectés et appartenant à un groupe, mais un groupe n’évoluant pas et n’accueillant pas de nouveaux membres. J’ai alors pensé que nous devions à la fois toucher d’autres publics et ne pas nous limiter aux salles de théâtre. Aller dans la rue et jouer dans les espaces publics était aussi très important à mes yeux, car mon travail était lié aux questions sociétales. Je voulais parler de ce qui se passe aujourd’hui, du réel, de ce que tout le monde vit. Je savais aussi que j’avais besoin de dialoguer avec les gens dans la rue. Pas une communication à sens unique où les gens reçoivent simplement votre message, mais une performance qui permette au public de coopérer et d’interagir. À ce moment-là, vous, en tant qu’artiste, pouvez apprendre quelque chose, tandis que le public peut, à son tour, apporter quelque chose à l’événement. J’ai trouvé que l’idée du théâtre-forum s’y prêtait très bien. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé mon projet de théâtre communautaire avec le théâtre-forum. J’ai essayé d’appréhender l’espace public en toute honnêteté, sans chercher à le manipuler, mais en étant très directe. C’est du théâtre, il faut collaborer. Pour moi, il était important que nous trouvions notre voix, et que les autres participants d’autres quartiers de la ville, de la société toute entière, trouvent la leur.

Always passes by you… © Roozbeh Vatankhah

Généralement, comment trouvez-vous vos idées ? Vous viennent-elles lors de vos pérégrinations en ville ?

Ça commence toujours par un dilemme, avec un sujet dont je pense qu’il faut parler. Je dirais que je travaille principalement avec les souvenirs interdits – des événements de notre histoire sociopolitique qui, pour de nombreuses raisons, sont tus. Il s’agit de souvenirs collectifs que de nombreuses personnes partagent. Pourtant, en parler et les rappeler est interdit. En travaillant avec ces souvenirs interdits, j’essaie de créer une mémoire collective pour la ville. J’ai le sentiment que nous sommes distraits, que nous sommes coupés de la société. Nous sommes limités et nous nous mettons nous-mêmes des limites. Je réfléchis aussi à la manière dont je peux toucher les gens, dont je peux les faire participer, dont ils peuvent établir un lien avec une problématique à travers le théâtre. Ensuite, je réfléchis à la forme. Par exemple, quand j’ai voulu parler du problème de la polygamie en Iran, parce qu’une loi venait d’être approuvée au parlement pour autoriser un homme à se marier avec une autre femme sans le consentement de son épouse, j’ai créé la pièce Always passes by you… Je ne peux pas savoir ce que pensent les autres, alors j’ai décidé de créer un événement où les gens pourraient venir parler librement, pour exprimer leur opinion et leurs idées personnelles à propos de ces lois, pour partager leurs expériences à travers les deux formats d’Augusto Boal que sont le théâtre-forum et le théâtre invisible. Ma façon de travailler est donc la suivante : d’abord je pense à un sujet, puis je trouve un moyen d’en discuter. En réfléchissant bien au sujet et au type de collaboration qui lui convient le mieux, je trouve la forme, l’esthétique. Est-ce du théâtre narratif ? Dramatique ? Post-dramatique ? Nous, les Iraniens, nous adorons parler entre nous, nous adorons partager. Par exemple, nous avons un système de taxis partagés ; des espaces privés qui sont aussi publics. Ils représentent une partie très importante de nos vies, j’ai donc pensé qu’il s’agissait d’un lieu où il serait possible de rencontrer les différentes composantes de la société, de se rencontrer les uns les autres. J’ai décidé d’y créer une pièce, un projet qui est devenu Un-Permitted Whispers.

 

Quels défis se posent lorsque l’on veut créer des pièces de théâtre dans l’espace public et obtenir les autorisations officielles en Iran ?

J'ai présenté ma première pièce, Always passes by you…, au festival du théâtre féminin en Iran. Bien qu’il s’agisse d’un festival féminin, les organisateurs étaient surpris, car ils n’avaient jamais rencontré une femme dirigeant et orchestrant une pièce dans des espaces non conventionnels. Ils disaient par exemple : « Nous n’avons jamais eu une femme qui se produit dans les rues – que va-t-il arriver ? » Ils avaient des doutes, mais m’ont donné l’autorisation. J’ai eu plus de difficultés pour d’autres pièces. En Iran, l’espace public appartient à de nombreuses organisations, mais pas au peuple. Certaines ont un visage, on peut les rencontrer, discuter et demander une autorisation. D’autres ne sont pas accessibles, mais on les rencontre une fois sur place. On rencontre donc des défis non seulement avant la représentation, mais aussi pendant. J’ai des souvenirs amusants, d’autres tristes, mais, en fin de compte, ça a fonctionné, et je crois que nous étions les premiers à lancer ce genre de théâtre depuis la révolution de 1979. En tant que femme, ça n’a pas été facile non plus. Je me rappelle d’un jour où les autorités m’ont expliqué ne pas pouvoir accepter qu’une femme soit la responsable d’une performance de rue et qu’il faudrait désigner un homme, ou bien que nous devrions partager le crédit en tant que co-metteurs en scène. Je n’ai pas accepté l’option des co-metteurs en scène, mais un des acteurs a finalement dû endosser la responsabilité officielle.

Qu’est-ce que l’espace public, pour vous ?

L’espace public, c’est partout où se trouve le public, partout où l’on entend des voix différentes. C’est un lieu de diversité, même si elle est parfois réprimée et que certaines voix ne sont pas entendues : un espace commun à partager les uns avec les autres, malgré nos différents styles de vie. On y trouve un dialogue, des réflexions approfondies, des discours que l’on partage, ainsi que des souvenirs que personne ne veut voir documentés ou archivés, les souvenirs interdits qui sont condamnés à l’oubli et pour lesquels je veux créer une plate-forme, pour les maintenir en vie. L’espace public est une extension importante de notre vie privée, bien que, en tant qu’Iraniens, nous ayons de grandes contradictions entre nos vies privées et nos vies publiques. À mes yeux, il est important de trouver un compromis entre tous ces paradoxes dans l’espace public, et je crois que le théâtre peut contribuer à nous réconcilier les uns les autres au sein de l’espace public.

Ganjeh's works draw on Forum Theatre to bring societal issues to public space. Always passes by you… © Roozbeh Vatankhah

Does this also relate to collective or societal health? What you do helps people to find common relations and to regain memories. Could we say that theatre in public space can improve mental health?

I think it can, and it’s very important when you find your voice. You feel your stories are being listened to, so you feel you are a person — a real person, not a shadow or second-class citizen. Then you feel much better, you are more active, and this activation helps you to become a better citizen, to find hope. It’s a very important part of being healthy. It’s not a therapy session of course, but it gives you the chance to be the subject, so it gives you power.

It reminds me of what Gertrude Stein said about Picasso and the connection of French and German artists with nature, while in southern countries like Spain and Italy the connection is more within a social context.

Yes, I believe it’s something in our culture to identify ourselves with people, with others around us: with our family, our history, our family history. We are very connected with our roots, our grandparents, everything that makes our identity.

Azadeh Ganjeh and film crew at a performance of Always passes by you… © Roozbeh Vatankhah

Despite the challenges, is public space part of Iranian cultural identity?

Yes, it is. What has happened in the past is that theatre in public space has been restricted to special sites and events. It is not everywhere, nor open to any subject, and yet we live in public space and act in it. So what I want to do is to destroy restrictions and open new possibilities. During Covid-19, people have not been able to use public space as before and digital platforms have been a very important extension of public space for us Iranians. Even before the pandemic they were very important. It’s a very real world for me — an extension of public space which happens at home. We open a laptop and we are inside it; we are known and acknowledged, can talk, act, perform, and be seen.

And we let the outside in. I remember during your talk at Re-connect festival you pointed out how digital platforms tend to shift to a kind of Forum theatre or immersive theatre.

I really like immersive theatre and believe that it’s meant for public space — or that when it happens it makes public space. In digital space, it’s a challenge, but it’s still possible if we believe that being present digitally is real presence. If we limit presence to only the body, then it limits us.

Azadeh Ganjeh was interviewed by Sepehr Sharifzadeh in December 2020.

Azadeh Ganjeh (Iran) est née en 1983 à Téhéran. Elle est dramaturge, artiste de la performance et directrice de théâtre. Elle est également professeur adjoint à la faculté des arts du spectacle de l'université de Téhéran. Son intérêt particulier pour le théâtre pour le développement, la sphère publique et le théâtre social lui a permis de remporter des prix nationaux et internationaux pour ses productions théâtrales immersives et spécifiques à un site. Ses recherches portent sur la théorie de la mobilité culturelle, le théâtre pour le développement et la démocratie, l'activisme dans l'art et l'art des nouveaux médias. Après avoir obtenu une licence en génie civil, elle a obtenu une maîtrise en mise en scène théâtrale à l'Université d'art de Téhéran et un diplôme de philosophie à l'Université de Berne. Depuis lors, en plus de sa carrière à l'académie, elle a enseigné des ateliers de mise en scène avec une concentration sur le théâtre in situ, le théâtre immersif, la dramaturgie du réel et l'art de la performance.

Sepehr est un producteur créatif, agent et commissaire basé à Bruxelles. Il a cofondé la première agence internationale de théâtre en Iran en 2012, visant à faciliter les relations interculturelles entre le théâtre iranien et la scène internationale des arts du spectacle. Depuis, il a travaillé avec plusieurs festivals et organisations internationales, dont BOZAR, The Festival Academy, IETM et le festival de musique contemporaine de Téhéran. Il est passionné par les festivals, l'anthropologie, la création de communautés, le réseautage, la communication et les langues. Après la pandémie, il a lancé plusieurs projets indépendants, dont la PADA (Producers, Agents, Distributors Alliance ; un réseau mondial pour connecter les distributeurs des arts du spectacle afin qu'ils puissent se connecter, se rassembler et collaborer de manière durable). Sepehr est membre du comité consultatif de l'IETM depuis 2022.