ENTRETIEN AVEC EVA-LUNA GARCÍA-MAURIÑO

Un article écrit par
EVA-LUNA GARCÍA-MAURIÑO
13 décembre 2021
6 min

Vous avez été artiste de cirque et êtes maintenant la coordinatrice de la MADPAC à Madrid (association des professionnels du cirque de Madrid) – deux expériences de travail intenses et exigeantes. Avez-vous été exposée au stress au cours des 12 derniers mois et si oui, comment l’avez-vous géré ? 

Travailler dans le secteur de la culture et des arts de la scène, c’est admettre que le stress fait partie intégrante de votre métier. Nous sommes confrontés à ce que l’essayiste espagnole Remedios Zafra appelle des « vies de travail » et je crois que tous, artistes comme responsables culturels, traversons un moment de crise où nous remettons en question notre carrière professionnelle et ses exigences. 

Vivre avec le stress est très courant de nos jours, il est pour nous comme un compagnon invisible, où que nous allions. Nous sommes tellement habitués à vivre avec lui que nous ne réalisons pas à quel point il peut être nocif pour notre santé. Nous plongeons dans une spirale d’engagements, d’obligations, d’exigences que nous nous infligeons, de tâches que nous plaçons avant notre propre bien-être, d’emplois que nous acceptons par peur des périodes de vaches maigres, d’appels téléphoniques incessants, d’e-mails urgents qui s’accumulent dans la boîte de réception… et dans un monde numérique de plus en plus exigeant. Nous devenons une sorte d’homme ou de femme-orchestre s’évertuant à accomplir seul.e un travail qui, dans des conditions optimales, nécessiterait 10 personnes. 

Pour moi, la pandémie a mis en évidence la nécessité de respirer, dans tous les sens du terme. Elle a souligné le fait qu’on n’est pas forcément plus productif en travaillant plus d’heures. Aujourd’hui, savoir s’arrêter et respirer me semble être un des actes les plus subversifs. C’est un acte de rébellion. 

Ma première étape a été de savoir déceler ma surcharge de travail et d’arrêter de me mentir à moi-même. La passion que nous vouons à notre travail nous pousse à justifier l’absence de repos et nous rend incapable de l’identifier. 

Par ailleurs, le rythme est souvent fixé par notre environnement, mais notre devoir collectif consiste à éviter les pièges de l’hyperproductivité, qui parfois nous entraîne nous et les personnes qui nous entourent dans un cercle vicieux. Un jour, je me suis demandé ce qu’il se passerait si je m’arrêtais, si je vivais le vide initial ? Apprendre à fixer des limites et à les fixer pour moi-même dans la déconstruction de la super-héroïne que je pensais être, a été l’effort titanesque que j’ai dû faire ces 12 derniers mois dans ma lutte personnelle contre le stress. 

Une fois que j’ai surmonté cet abîme où sévissait la culpabilité de ne pas être productive, l’étape suivante a été de réaliser que, dans ma course, j’avais oublié ce que c’était que d’avoir du temps libre. Pour faire face au stress, je me suis réfugiée dans la méditation et je me suis juré à moi-même qu’elle ne serait pas ma dernière priorité de la journée. Apprendre à ne rien faire et décider quoi faire de son temps n’est pas facile pour les gens comme nous, qui sommes réglés à la minute près dans la journée. Mais dans cette recherche de moyens pour lutter contre le stress, c’est une vraie révélation. 

Après le confinement, éviter la surcharge a de nouveau été un défi. Malgré tout, chaque jour, j’essaie de surveiller mon rythme de travail et je me réserve du temps pour moi, en guise de « récompense ». Il s’agit de trouver des moments pour prendre soin de soi, qui viennent construire l’armure que nous mettons pour nous consacrer à ce métier sans avoir à en mourir. 

Ino Kollectiv © Gaby Merz

Les artistes sont souvent mis à rude épreuve – surtout leur corps – pour se produire et faire des tournées dans des festivals nationaux et internationaux. Diriez-vous que cela a affecté votre créativité ? Et si oui, comment ? 

Oui, absolument. Un jour, je discutais avec une autre artiste qui m’a raconté comment le travail de bureau et la tournée prenaient le dessus sur son travail créatif ; comment, face à une nouvelle création, elle était confrontée à des blocages toujours plus nombreux. Ce fut un vrai soulagement pour moi de réaliser que je n’étais pas la seule à vivre cette situation. J’ai commencé à effectuer des recherches sur le sujet et j’ai compris qu’il y avait différentes parties du cerveau qui fonctionnaient selon ce que j’appelle l’ « esprit exécutif » et l’esprit créatif, chacun exigeant des temps et des rythmes différents. Le travail créatif ne peut pas être gouverné par le pragmatisme, il est plus éthéré. Il est en expansion, en ampleur. Il implique de côtoyer le jeu et le risque au sens large du terme. Le travail exécutif ou de gestion, lui, nécessite des synapses différentes dans notre cerveau et doit être bien enracinée dans le sol pour pouvoir fonctionner. Comprendre cela a été fondamental pour moi. 

Je le constate d’autant plus depuis que j’associe la gestion de la culture au travail artistique de direction ou au regard extérieur 

des entreprises. Après plusieurs semaines à m’occuper sans relâche de gestion de projet, de logistique ou de production, j’ai atterri en résidence d’artistes avec une entreprise et la facilité avec laquelle j’abordais avant le travail créatif a parfois été mise à rude épreuve… Il a fallu quelques heures à mon cerveau pour abandonner ce moi bureaucratique et pragmatique et réintégrer le moi artistique. 

Si le stress est inhérent au domaine des arts du spectacle, que pourrait-on faire pour améliorer les conditions/le bien-être des artistes et des professionnels en général ? 

L’ouverture d’espaces où nous pouvons partager, réfléchir et trouver des outils communs pour nous aider à résoudre le problème auquel nous sommes confrontés actuellement est un petit pas en avant sur la voie de l’amélioration de nos conditions. Je crois qu’il est important que nous arrêtions de normaliser le stress. Que nous arrêtions d’être trop exigeant envers nous-même et que nous trouvions un meilleur équilibre entre vies professionnelle et personnelle. S’accorder des moments de repos et explorer le ralentissement de nos rythmes de travail pour que la qualité de nos projets ainsi que notre santé n’en pâtissent pas est un devoir collectif. 

D’autre part, je pense qu’il serait bon que les administrations publiques mettent au point des plans stratégiques visant à offrir au secteur plus de temps et de moyens pour s’organiser. Si les appels à projets étaient au moins sur une base biennale, cela aiderait le secteur à avoir suffisamment de temps pour pouvoir développer des projets avec moins de stress. 

Nous avons besoin d’un changement de modèle et de mentalité, qui soit davantage d’ordre collectif, plutôt que basé sur l’exploitation, les hiérarchies et la productivité. Sans pauses, un travail de réflexion approfondi ne peut avoir lieu. 

Artist Amaya Frias © Gaby Merz

Maintenant que vous n’exercez plus le métier d’artiste, comment faites-vous face au stress de vos collaborateurs ? 

En tant qu’artiste, je me suis retrouvée plus d’une fois dans des situations d’insouciance qui ont eu de mauvaises répercussions sur mon travail et m’ont soumise à plus de stress, comme par exemple un espace qui ne correspondait pas à ce qui avait été convenu, ou des exigences bureaucratiques pas toujours faciles à gérer pour les artistes. Les artistes ne sont également pas toujours conscients des difficultés qui existent au-delà de la scène. Avoir expérimenté les choses des deux côtés présente l’avantage de pouvoir comprendre, faire preuve d’empathie et offrir des conditions de travail optimales. Maintenant que je travaille dans la gestion culturelle, je fais beaucoup attention aux détails pour que les artistes se sentent soutenus et puissent travailler dans de bonnes conditions. Pour moi, la proximité, la planification, la communication et la transversalité sont essentielles pour créer un environnement favorable.

Écouter ses collègues et faire preuve d’empathie envers leurs besoins s’apparente à l’écoute qui a lieu sur scène pour éviter l’accident. Il s’agit de trouver le juste équilibre entre tous et de valoriser le travail de l’ensemble des personnes impliquées dans un projet. 

En général, j’ai tendance à travailler de manière transversale, pour faciliter l’entraide et savoir gérer les moments de tension, car pour moi, les structures non hiérarchisées génèrent moins de stress. 

D’après vous, quels sont les points à retenir de la session Keynote de Vida Skreb et/ou de l’expérience CS LAB ? 

J’ai trouvé très intéressant de pouvoir parler de notre état d’esprit sans l’aborder sous l’angle de la stigmatisation. 

De l’intervention de Vida Skreb, j’ai retenu avant tout l’importance d’intégrer des exercices pratiques dans notre vie quotidienne afin de ne pas favoriser l’installation d’un stress durable. J’ai trouvé particulièrement intéressante son affirmation selon laquelle nous pouvons entraîner notre cerveau pour l’emmener vers des territoires plus sains. 

J’ai également trouvé la présentation d’Hugo Cruz et son approche des soins, au centre de ses pratiques, très instructive. 

Le CS LAB #6 a été une bouffée d’oxygène dans le tourbillon de ces derniers mois, parce qu’il a fourni outils, pauses et réflexions pour faire face à la situation actuelle. 

Ancienne artiste de cirque, Eva Luna García-Mauriño (Espagne) est chercheuse, directrice culturelle, philologue et directrice artistique. Elle est actuellement coordinatrice générale de la MADPAC – l’association des professionnels du cirque de Madrid – et co-directrice de PDCirco et du MADN Circus Festival. Elle est membre de la commission Internationalisation de CircoRED et travaille activement pour la reconnaissance du cirque en Espagne.