Déconstruire le cirque : pratiques de recherche et changement radical du spectacle vivant

Un article écrit par
Gaia Vimercati, Giorgia Zaffanelli
and edited by
Valentina Barone
18 janvier 2023
6 min

Comment légitimer le cirque en tant qu’art de création ? Dans cet échange, la chercheuse indépendante Gaia Vimercati et l’artiste plasticienne Giorgia Zaffanelli partagent leurs réflexions sur le besoin de pratiques de recherche dans le cirque contemporain. Intitulée Imagining Otherwise, l’édition 2023 de La Parola ai Corpi (projet de recherche italien dédié aux jeunes professionnel·le·s) a renforcé la volonté de ses deux organisatrices d’élaborer de nouveaux appareils de pensée capables d’enclencher un changement radical.

 © Alessandro Villa

“Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître.”

Audre Lorde 

GV : Chercheuse indépendante, j’ai œuvré ces dernières années à la légitimation du cirque contemporain en invitant la théorie, mais aussi la voix des circassien·ne·s, à des conférences internationales. Je souhaite me concentrer sur la création d’appareils intégrés de théorie et de pratique, capables de pousser fortement la création circassienne vers une inscription radicale dans son contexte, loin du cliché du divertissement simpliste ou du niveau de risque élevé qui entrave, aujourd’hui encore, l’expérimentation dans le monde du cirque.

 

Mon choix d’investir dans de nouveaux projets hybrides découle d’une double urgence : premièrement, repenser le binarisme « théorie/pratique » dans le cirque et, deuxièmement, inviter des professionnel·le·s d’autres disciplines à explorer les processus du cirque. C’est pourquoi j’ai créé La Parola Ai Corpi, une résidence collective d’une semaine qui a lieu une fois par an à BASE Milano, un centre culturel qui permet un brassage entre les mondes des arts, de l’entreprise, des technologies, et de l’innovation sociale en Italie. Les choix de travailler dans un espace à forte vocation pluridisciplinaire et de partager l’organisation de cette année avec une artiste visuelle vont dans ce sens. Je souhaite de plus en plus que les processus circassiens soient également ouverts et rendus concrets aux professionnel·le·s d’autres disciplines car, pour moi, le cirque est un terreau fertile d’expérimentation interculturelle, sociale et artistique.

 

À travers un appel à propositions, Giorgia Zaffanelli et moi-même avons sélectionné six artistes italophones désireux·ses de disséquer leurs pratiques créatives afin de façonner un espace hybride et collectif de recherche intégrée. Éloïse Bonnaud-Lecoque, Sarah Ferretti, Laia Picas, Sebastiano Moltrer, Federica Pini Sandrelli et Edoardo Sgambato sont entré·e·s en résidence avec un projet personnel et trois questions sur leurs pratiques mises au service des autres.

 

Cette année, Imagining Otherwise reprend les Lettres ouvertes au cirque de Bauke Lievens et Sebastian Kann, qui rendent tangible l’idée que le cirque est une pratique à travers laquelle nous pouvons penser. À travers une lecture collégiale des textes, nous avons donc déconstruit les mythes du cirque qui nous emprisonnent. S’inscrire dans un contexte : tel était le principal exercice de la semaine passée ensemble. L’une des plus grandes réalisations de la semaine a été de voir les artistes se rendre compte qu’il·elle·s font partie d’un discours culturel plus large, qui les invite à se positionner comme auteur·rice·s.

Je pense que les approches interdisciplinaires peuvent mettre l’accent sur la création plutôt que sur les disciplines, tout en contribuant à déconstruire les clichés ou alibis du cirque qui affectent la création et, souvent, surdétermine la capacité d’action des artistes. Arrêtons de penser que la théorie est le fait de l’esprit et la pratique celui du corps. Redessinons une connaissance incarnée capable de nous prendre en considération dans notre globalité en tant que subjectivités complexes vivant dans un monde complexe.

 

"Si un changement transformationnel est inévitable, ceux·elles qui travaillent dans les arts et les sciences humaines devraient envisager quels types de croissance, de développement et d’innovation sont possibles, et comment chercheur·euse·s et artistes peuvent diriger ce changement."

GZ : Les vingt dernières années dans le domaine de l’art ont enfin vu un virage radical vers l’interdisciplinarité. Chacun·e de nous (artistes, programmateur·rice·s, chercheur·euse·s) a découvert à ses dépens que les disciplines peuvent être arbitraires et réductrices : loin de naître naturellement de la connaissance elle-même, elles sont souvent basées sur des circonstances externes et des exigences intellectuelles internes. 

 

Dans les arts, le problème est particulièrement visible lorsque l’on considère, par exemple, la photographie par rapport à la vidéo – l’image fixe par rapport à l’image en mouvement. Les formes présentent certes des différences, mais seulement en surface. Au niveau définitionnel, la question de la création transcende la forme, donnant lieu aux situations fréquentes auxquelles nous devons tou·te·s faire face, que notre domaine soit la photographie, la vidéo, la danse ou le cirque…

 

Les disciplines exercent cette force gravitationnelle à travers un lien entre discipline et pouvoir. Comme l’observe Michel Foucault, « les disciplines sont devenues [...] des formules générales de domination »*. Dans cette hégémonie, les disciplines ont pris le contrôle du contenu, de la pédagogie et de l’organisation d’un enseignement supérieur. Elles sont devenues des systèmes de pouvoir qui contrôlent les ressources et l’accès à la diffusion.

 

Je pense que l’interdisciplinarité est l’un des outils les plus puissants dont nous disposons pour enfin déconstruire cette hégémonie, en traversant les frontières, en intégrant les méthodes et les théories, en créant des épistémologies nouvelles, des structures et des pédagogies alternatives, et en offrant des opportunités d’engagement politique, de sensibilisation culturelle et d’équité.

Si un changement transformationnel est inévitable, ceux·elles qui travaillent dans les arts et les sciences humaines devraient envisager quels types de croissance, de développement et d’innovation sont possibles, et comment chercheur·euse·s et artistes peuvent diriger ce changement. Bien que ces questions soient importantes dans toute l’institution, la menace particulière des coupes budgétaires qui pèse sur les arts et les sciences humaines pousse les leaders de ces domaines à se placer à l’avant-garde du changement. Les artistes doivent réfléchir à la manière dont leurs domaines peuvent fournir des connaissances et des perspectives uniques en matière d’innovation.

 

 © Alessandro Villa

"Si nous voulons que le cirque soit reconnu comme un langage artistique capable de produire du sens et de contribuer à un discours public, il faut arrêter de se complaire dans le mythe de la liberté inconditionnelle ou dans la béatitude de la marginalité, mais plutôt questionner nos pratiques : que pouvons-nous faire avec notre capacité d’action ? Comment exercer du pouvoir dans la création circassienne ?"

GV : Quel est le rôle de l’imagination dans la création artistique ? Quelle est la signification personnelle et politique de l’utilisation de la créativité humaine afin de remettre en question un patrimoine culturel, esthétique et symbolique souvent considéré comme acquis ? À l’instar de la France ou de la Belgique, l’apparition (tardive) d’écoles de cirque professionnelles en Italie a révolutionné des schémas importants sur le plan de la démocratisation et du professionnalisme dans les arts du cirque. Cependant, il me semble qu’il reste beaucoup à faire pour déconstruire les préjugés culturels qui engendrent une narration autoréférentielle du cirque et intègrent des structures patriarcales, faisant du cirque un espace non inclusif.

Si nous voulons que le cirque soit reconnu comme un langage artistique capable de produire du sens et de contribuer à un discours public, il faut arrêter de se complaire dans le mythe de la liberté inconditionnelle ou dans la béatitude de la marginalité, mais plutôt questionner nos pratiques : que pouvons-nous faire avec notre capacité d’action ? Comment exercer du pouvoir dans la création circassienne ?

Je pense non seulement que les théoricien·ne·s peuvent jouer un rôle crucial dans l’ouverture de nouvelles façons de créer, mais aussi que de nouvelles approches régénératrices pour atteindre cet objectif doivent être trouvées. Je considère le cirque comme un espace à fort potentiel pour repenser radicalement la dichotomie entre théorie et pratique, et où des méthodologies non binaires peuvent être développées et imbriquées de manière inédite.

 

D’une part, les artistes de cirque pourraient bénéficier fortement d’une théorie accessible et d’opportunités où le dialogue peut devenir une pratique déconstructrice. D’autre part, nous, chercheur·euse·s et théoricien·ne·s, devons repenser la manière dont nous produisons la théorie et ce que nous attendons des artistes de cirque. Peut-être devrions-nous cesser de les considérer comme des objets de nos pensées, pour les transformer en sujets ou co-agent·e·s. Si nous revendiquons une meilleure reconnaissance en tant que circassien·ne·s, nous devons accomplir ce que requiert notre fonction d’auteur·rice : inscription dans un contexte, responsabilité, et compétence. Je dis « nous » car, comme le dit Sebastian Kann dans la Troisième lettre ouverte au cirque, je considère les chercheur·euse·s, les artistes, les dramaturges, et les programmateur·rice·s sur le même plan. Quelle que soit notre fonction, nous contribuons tou·te·s à construire et à défendre le cirque comme un écosystème de pratiques plurielles et parfois conflictuelles. Tel est le cirque selon moi : l’incarnation de la diversité, qui est une pratique permanente et jamais un résultat figé.

 © Alessandro Villa

GZ : L’un des thèmes les plus intéressants que nous avons abordés durant ces sept jours de résidence a été la création d’un espace sûr, permettant aux artistes d’expérimenter sans jugement ni critique sévère. Ayant eu l’occasion et le privilège de travailler avec des artistes de domaines très différents, je peux dire qu’il s’agit là de l’une de leurs demandes les plus courantes – et ils ont absolument raison. Malheureusement, le concept « d’espace sûr » est souvent sous-entendu mais rarement mis en avant comme une pratique de performance appliquée.

 

Mais au fond, qu’est-ce qu’un « espace sûr » ? Dans le contexte de la création performative, qu’est-ce qui rend l’espace sûr sans que le potentiel créatif de la tension ne soit perdu ? Quel rôle le risque joue-t-il ? Et, une fois l’espace sûr créé, comment devient-il significatif au-delà de son cercle immédiat de participants ? La valeur du concept « d’espace sûr » dans la performance n’est pas qu’un simple précurseur des processus artistiques qu’il soutient. Ici, l’espace sûr est considéré comme un acte processuel de création perpétuelle : un espace de négociations désordonnées qui permettent des actions individuelles et collectives de représentation, ainsi que des opportunités de performances utopiques.

 

Durant cette résidence, un espace sûr a été cultivé de nombreuses manières, et les participant·e·s se sont senti·e·s à l’aise pour apprendre de nouvelles compétences théoriques et faire face à « l’Autre ». La multidimensionnalité dans laquelle l’espace sûr a été déterminé et étendu – au-delà d’une notion conventionnelle d’espace insulaire et confiné pour l’activité – a constitué l’un des principaux axes.

 

La construction d’un espace sûr est à même d’ancrer les tendances utopiques (inhérentes à tout processus de performance réussi), tout en introduisant des risques et des tensions afin de créer des performances intéressantes pouvant donner naissance à ce qui n’existe pas encore. Mis en œuvre avec cohérence et soin, ce concept fonctionne au-delà de ses connotations conventionnelles de protection et de sécurité, pour être mobilisé dans un programme citoyen plus large pour le changement social.

 

GV : Nous devons tou·te·s parler de nos pratiques et de nos objectifs, mais aussi lire des textes qui parlent de nous-mêmes ; nous devons créer des espaces où nous pouvons passer du temps à exprimer tout haut nos peurs et désirs sans être pressé·e·s par cette urgence impérieuse de produire à tout prix du fini et de l’agréable. Ensemble, nous devons façonner un vocabulaire qui nous aide à parler de la complexité et des contradictions de notre monde, emprunter des mots et en façonner d’autres. Nous avons besoin d’un appareil théorique capable de reconnaître les corps comme producteurs actifs de sens. Nous avons besoin de traductions. Nous avons besoin d’une théorie active qui ne peut se limiter à l’histoire du cirque. Nous devons nous comparer aux Autres dans l’histoire culturelle afin de comprendre où nous sommes, qui nous sommes et ce que nous faisons ici, afin de faire de ce monde un espace plus sûr pour tou·te·s.

* Lorde, Audre. “The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House” in Sister Outsider: Essays and Speeches. Ed. Berkeley, CA: Crossing Press. 1984. P. 110- 114. 2007. Print.

** Foucault, M. (1997). Surveiller et punir : Naissance de la prison.

Gaia Vimercati received an MA in Comparative Literature at Trinity College Dublin and she is Cultural Project Manager for Quattrox4, a contemporary circus centre in Milan. She created CENSIMENTO CIRCO ITALIA (2015), the first map of circus companies in Italy. She was among the contributors of BIAC (Marseille, 2021) and Circus And Its Others 2021 (Davis, California). She was selected by La Biennale di Venezia for a writing residency (2021) and created the project LA PAROLA AI CORPI. She is the external eye of GRETEL (2021), circus solo by Clara Storti.

Giorgia Zaffanelli is a visual artist, writer and curator based in Milan, Italy. Her latest project, A Myth About the Menarchy, received a full scholarship in 2022 for Nicholas Muellner and Catherine Taylor’s masterclass at Image Text Ithaca (NY). In 2022 she was selected for the Camera Club project, founded by Bruno Ceschel (SPBH Editions). She will then be part of a collaborative team that will implement exhibitions, performances and site-specific installations and will develop an educational exchange based on non-hierarchical collaboration.

Valentina Barone est une gestionnaire culturelle et éditrice indépendante, spécialisée dans le secteur du cirque contemporain et du spectacle vivant. Depuis 2021, elle est directrice des relations internationales du CircusDanceFestival à Cologne (Allemagne). Elle est titulaire d’un BA en Techniques du spectacle vivant ainsi qu’un Master en design relationnel. Elle collabore avec le réseau international Circostrada (France) et est membre active de la Cirkus Syd’ Circus Thinkers Platform (Suède). Valentina est la coordinatrice de la plateforme numérique internationale Around About Circus.