Matière à penser : LES DIVERSITÉS DE L’INTIME — VERS UNE PENSÉE ÉCOPOLITIQUE DU CIRQUE

Un article écrit par
Lucie Bonnet, Eleonora Gimenez
01 mars 2024
10 min

E : Tu vois quand tu montes sur la corde ?
L : Oui ?
E : Est-ce que tu sens que tu es déjà quelqu'une d’autre ?

Avant-propos


En partant de l’expérience commune d’être corps - que nous partageons avec une multiplicité infiniment diverse de vivants - nous choisissons de poser la question de ce qui fait corps divers en soi, comme point de départ pour une réflexion plus large sur la question des diversités des corps en cirque. Cette plongée dans les diversités de l’intime en porosité avec l’environnement s’oriente sur une vaste interrogation :
comment le cirque, en tant que pratique incarnée, ouvre à une rencontre avec ses propres diversités ? Et que se passe-t-il après cette ouverture ?


Le sujet même des corps divers appelle à une polyphonie, à des rencontres et à une mise en commun des expériences. Pour multiplier les façons de faire entendre et de réfléchir aux diversités, nous nous proposons de tisser un dialogue ensemble. Cette mise en commun des idées permet de faire émerger des contradictions, des diversités de voix et des méthodologies d'écriture. Ce texte naît donc d’une réflexion vive, de questions lancées et de réponses attrapées au vol dans une forme de traduction instantanée de laquelle résulte une pensée commune, ensuite détricotée et retissée à deux.

Accrochée à la part d’intime d’un sujet qui sonne fortement politique,
mon corps comme terrain, je pars en quête d’une réalité incarnée.
Archéologie de moi-même.
Munie de ma seule expérience, j’observe la diversité dans mes pores,
dans mes muscles,
dans mes cicatrices.
Mise à jour de mes propres transformations,
je m’accroche à la ligne et noue les souvenirs.

Entrée en matière
C’est quoi être corps ?
C’est quoi être divers ?

Le terme corps renvoie trop souvent à l’image du corps humain comme corps par excellence. Mais aux diversités géographiques, culturelles, sociales, générationnelles, genrées, capacitaires, s’ajoutent des diversités du vivant, pensées ici comme une opportunité de faire corps avec l’environnement. En élargissant le spectre de ce que corps peut désigner, il devient clair que l’expérience d’être corps ne peut se faire en dehors d’un contexte. Ainsi, nous ne sommes jamais corps tout·e seul·e. Camille De Toledo écrivait que le corps est une “cristallisation de liens” (1), plus encore, que “nous ne sommes pas des corps isolés” (2). Nos corps relèvent d’une construction sociale, politique, écologique et historique et nous sommes différent·es, divers·es, vis-à-vis de ou en opposition à cette construction. Ainsi la question du corps divers se pose à travers une multitude infinie de prismes et de lectures possibles. Vis-à-vis de qui, de quoi, quand sommes-nous divers·es ? En relation avec quels paramètres de corps nos corps sont-ils divers ? Quelles histoires de corps ? Quelles politiques de corps ? En incorporant ces questions, nous choisissons de nous positionner dans un cadre qui tente de dépasser les hiérarchies identitaires (3) pour concevoir une diversité transcorporelle [“je suis corps en lien à ...”] et pour atteindre une perspective de la diversité infime, celle de l’intime [“je suis déjà une multitude de diversités en moi-même”]. De ce basculement d’échelle émerge une pensée écopolitique de la pratique du cirque et une invitation à intégrer les diversités intimes dans la pratique individuelle en vue d’une expérience du cirque à la mesure de chacun·e. Lorsque le voile se lève sur tout ce qui fait corps, et sur les diverses façons dont chacun·e définit ce terme, nous avons le sentiment que le corps dépasse les frontières qui lui sont conventionnellement admises. Et de cette prise en compte plus vaste de ce qui compose et caractérise un corps apparaît une façon de l’habiter unique. Finalement, être corps implique, de fait,
des diversités intimes : ces dernières ne sont alors pas à inventer, mais à découvrir et embrasser. Ce constat en appelle un autre : penser le corps comme divers à travers ses expériences vécues relève du pléonasme, voire de la tautologie. Le corps est divers en soi, le corps est corps. Être corps implique nécessairement être divers.

J’ai l’impression d'être une réserve archéologique des strates de corps.
Comme une mue constante, j’observe ce qui change, ce qui reste, ce qui transitionne.
Le corps au fil du temps
Le corps suite à une blessure physique
Le corps suite à une blessure affective
Le corps suite à un accouchement
Le corps suite à deux accouchements
Le corps suite à un avortement
Le corps après le deuil
Le corps qui jouit
Le corps-mémoire impose ses multiplicités des vécus
Ces corps se réactualisent, dans une résilience constante.
Ainsi, je suis déjà une diversité de moi-même.

Les traces du vécu, les relations à sa pratique et à son agrès
L : Alors, à quel moment une diversité intime apparaît-elle ?
E : Cette question de l’intime, se joue, pour moi, en lien avec la pratique de cirque, qui est dans mon cas l'équilibre en corde souple. La pratique, cet “autre” qu’est l’agrès, donne la possibilité d'assumer ses propres diversités.
L : Qu'appelles-tu pratique exactement ? Qu'est-ce que l'agrès ?

E : L’ensemble que forment la pratique et l’agrès est pour moi une espèce d’alter ego. C'est un lieu dans lequel on vient confirmer ou réfuter ses propres questionnements et théories, c'est un certain chez soi qui vient rendre visibles des états du corps.On peut dire que c'est, entre autres, un lieu de constat du corps. Cette pratique de corps exigeante et passionnée accompagne les vécus. Après avoir traversé les événements d’une vie, comment est-ce qu’on se retrouve face à sa pratique ? Comment ce face-à-face sème-t-il le trouble dans la perception qu’on a de soi-même et de son unité-multiple ? À chaque fois qu'on revient à sa pratique, on reconnaît ce qui est là, ce qui ne l’est plus, et ce qui s’ouvre.

Revenir au cirque,
C’est toujours comme revenir à la maison, mais différemment.
Cet endroit où l'on habite sans réfléchir parce que c’est là
et parce qu’il a toujours été là.
Reconnaître les couches de soi, les intégrer.
Écouter, accepter ce qu’impose le corps.
Faire de la mémoire une matière.

L : Comment les changements et les diversités intimes que tu constates dans ta pratique la font-ils bouger ? et te font-ils bouger ? E : Suite aux événements qui marquent une vie, un autre corps apparaît. La pratique du cirque devient un miroir, cet autre qui me montre où j’en suis, à quelles couches de ma propre expérience je me trouve. Retourner à la pratique circassienne me permet de me rendre compte que je ne suis déjà plus la même que celle que j’étais, plus le même corps que celui qui a été formé à cette discipline. La pratique est intime dans cet endroit de constat de soi, de ses changements qui amènent aux diversités : c'est-à-dire des nouvelles strates qui viennent s’ajouter, se juxtaposer, se superposer. La mort et la naissance, l'expérience du deuil et celle de l’accouchement, sont deux extrémités qui ont bouleversé ma pratique du fil, et qui se sont heurtées à un vocabulaire incorporé et ont poussé à trouver d’autres modalités de geste.

C’est comme si le corps devient autre... et sur le fil, il prend acte des vestiges de soi-même dans une technique qui est devenue obsolète. Alors, le corps cherche à trouver des nouveaux chemins, en résonance directe avec ce qui a été traversé.

Il y a des événements majeurs dans une vie, mais aussi des nuances qui font que le quotidien apporte son lot de diversités qui se manifestent par des émotions, des affects, des échecs, des renouvellements.

L : Le corps traverse des événements qui font mémoire, et demeurent. Pour moi, la corde lisse devient l’endroit où s’observer et se réactualiser, le lieu où agencer les nouvelles couches de soi, et réaliser ce qui a été et ce qui advient. C'est-à-dire que si je prends acte de toutes ces couches, ma pratique du cirque peut se faire le reflet de ma géologie interne.

E : Et bien oui, complètement. Même après un moment d’absence loin de la corde, loin de la pratique, cela reste la même expérience. Au-delà des traumatismes, le fait de ne pas pratiquer régulièrement induit des retrouvailles avec la pratique. Et c’est aussi une sorte de refuge, c’est un soulagement aussi quand on peut s’apercevoir de tout ce qui persiste, et justement, ne change pas. Comme une base pour recommencer. C’est pour cela que j’aime parler d'archéologie, des strates, comme des “soi”, des corps qui cohabitent.

L : D'accord, mais comment trouver l'ouverture pour ne pas rester seulement dans une expérience de soi qui deviendrait plutôt égocentrée, voire un peu anthropocentrée ?

Expérience du vivant, liens et lois du monde

L : On a vu que par la pratique du cirque et le lien à l'agrès, l'éveil aux diversités intimes est possible. Mais comment est-ce qu’on s’extrait de la fouille archéologique, de l’introspection ? En gros, comment est-ce qu’on bascule du micro au macro ?

E : C’est la question avec laquelle on ouvre le texte et qui apparaît dans nos premiers échanges. Cette idée du transcorporel, pour moi c’est l’idée de faire corps au-delà de nos corps. Il ne s’agit pas ici de rester à se regarder et à s'auto-référencer. Tout au contraire, cette introspection, comme tu dis, est la voie pour un constat plus large et à mon sens plus nécessaire, plus urgent. Dans l’idée d’une “Double ouverture (infra et transcorporelle) qui ouvre le vivant humain à plus que lui.”(4). Beaucoup de métaphores de la vie même naissent à l’endroit de l’équilibre sur corde : la fatalité de la chute, la relation permanente à la gravité, la dépendance aux lois physiques. Le cirque - dont un des traits majeurs est de jouer avec ces lois – force à se déplacer de soi, car il pousse à reconnaître que le corps est en relation permanente avec son environnement. Nous sommes soumis à des lois physiques qui réactualisent notre corps sans cesse, et en cela, la diversité interne est une expérience égalitaire et partagée avec tout le vivant humain, et autre qu’humain.

L : À propos de la gravité, Steve Paxton la définissait comme une “circonstance physique élémentaire de la destinée humaine” (5), et il faudrait ajouter : du vivant, ou du moins de ce qui possède une masse. L’ensemble des disciplines circassiennes implique une relation intime entre un·e praticien·ne et des partenaires (sol, agrès, humain·es, et bien d’autres encore) de laquelle peut surgir un rapport au monde différent du quotidien - pour ne pas dire extraordinaire. Il y a un équilibre à trouver sur la corde, en soi-même, mais aussi dans ce rapport intérieur-extérieur. Je ne peux pas être sur la corde sans être reliée, à la fois à mes propres transformations, et à l’environnement qui m’entoure - qui permet d’ailleurs ma pratique aérienne. Parce que, depuis cet endroit du hors-normes, il devient possible d’expérimenter autrement la gravité, de l’augmenter, de jouer avec, alors le duo circassien-agrès peut célébrer et s’amuser de cette “circonstance physique élémentaire”.

E : Il faut croire qu’on ne peut pas pratiquer le cirque en étant dissocié de ses états de corps, de son environnement et des façons dont on les perçoit et reçoit.

Miroir des pratiques : divers chemins de cordes

Marcher sur la corde souple, rester en équilibre, s’apercevoir des états de corps, des micromouvements qui nous permettent d’y rester, du lien à la gravité, de ce à quoi on tient.
Quel corps suis-je à ce moment-là ? Avec mes envies et mes soucis du quotidien, mes questions et mes essais de réponses. Qui traverse ce jour-là le fil ?

Ne pas choisir, opter pour la fluidité au sein de ses propres couches. Ces étapes de vie et ces processus de corps - parallèles, synchronisés ou différés - qui dialoguent et font corps avec la pratique. Ne plus toucher terre, constater ses diversités intimes, atteindre l’os.

Grimper sur la corde lisse, observer le monde, s’imaginer immense, se sentir minuscule. Les courbatures de la veille surgissent, les ecchymoses des précédents traumatismes s’ajoutent, et je tente, en troquant ma verticalité pour celle d’une autre, de les intégrer à ce jeu avec la gravité. Les mains moites, la peau irritée, la corde enroulée dans mes creux, je m’assemble en l’air et capture l’espace autour.

C’est quoi être corps divers en cirque ? La question de l’inclusion

Dans cette fouille des savoirs incarnés, nous avons pris le parti de parler depuis le corps, plutôt que de parler à propos du corps. Nous avons essayé de mettre en application ce qu'Ursula K. Le Guin préconisait, à savoir « [...] de raconter des histoires autrement, de relayer des concepts qui aideraient à peupler d'autres imaginaires [...] »(6). Et c'est ainsi que nous sommes parties en quête de nos propres transformations, qui nous amènent à des diversités que nous avons nommées de l'intime.

Jusqu’ici, et avec cette perspective utopique d’un cirque à la mesure de chaque diversité, de la singularité de chaque corps, de chaque histoire, il n’y a aucune raison pour laquelle le cirque ne puisse être pratiqué et joué par n’importe qui, et ainsi représenter toute diversité.

Mais pourquoi le cirque ne ressemble-t-il pas à ça, vraiment, dans la réalité ?

À partir d'un agrès au nom commun - la corde - mais aux caractéristiques et à l'usage très différents, nous avons éprouvé le paradoxe du cirque : celui d'être un espace-temps où il est possible de constater et d’assumer ses propres diversités, tout en étant, entre autres, l'héritage d'une technique codifiée. En effet, nous sommes toutes les deux passées par une intégration des canons techniques et esthétiques du cirque - de laquelle résulte un formatage des corps - qui tracent une limite à cet art, autrement dit une frontière hermétique aux diversités.

Décanonisation et déconstruction des pratiques par le respect et l’écoute,

pour que chaque corps s’assume à sa façon.

Il ne s’agit donc pas seulement de soi-même avec son agrès et des liens infinis à tisser avec le monde, comme si l’inclusion et la diversité étaient des questions à résoudre tout·e seul·e.

Prendre acte de ce qui est consenti et de ce qui s’est affranchi,

prendre position,

prendre la place.

Le monde du cirque est un monde artistique qui reste discriminant, parce qu'il affiche toujours les mêmes corps et reconduit le stéréotype d’un physique fort, beau, jeune, valide, etc. Pourtant, il existe un vivier de diversités corporelles dans le cirque, animé par ceux·lles qui le pratiquent, mais qui n’est pas rendu visible et diffusé.

Car l’inclusion ne va pas de soi.

Dans ce cas, à quoi peut-on se raccrocher pour renverser les représentations obsolètes qui échouent à être inclusives ? Peut-on chercher une réponse dans ce qui nous relie ? À notre sens, c'est une réflexion qui devrait être prise par le prisme du transcorporel, c'est-à-dire de la pensée écopolitique, en assumant les liens qui nous font...

... être au monde.

Bibliographie 


1. Camille De Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, Lagrasse : Éditions Verdier, 2020, p. 10.

2. Ibid, p. 97.

3. Il ne s’agit pas là de négliger, ni d’infirmer, l’urgente nécessité de reconnaître les corps divers et leur difficulté à être représentés dans le cirque et partout ailleurs, mais de reconnaître la part stigmatisante des catégories au travers desquelles sont nommées ces diversités. Voir : “[...] comment développer des antidotes aux hiérarchies identitaires qui nous séparent et qui interdisent les rencontres en contenant les êtres dans des catégories toxiques de la modernité/colonialité (le genre, la race, la classe, l'espèce, la capacité...) ?” in Emma Bigé, Mouvementements - Ecopolitiques de la danse, Paris : Editions La Découverte, 2023, p. 17.

4. Emma Bigé, Mouvementements - Ecopolitiques de la danse, Paris: Éditions La Découverte, 2023, p. 16.

5. Paxton, Steve. La Gravité. Bruxelles : Éditions Contredanse, 2018, p. 86-87.

6. Reformulation de : Ursula K. Le Guin, Danser au bord du monde. Paris : Éditions de l’éclat, 2020. Par Emma Bigé, Mouvementements - Ecopolitiques de la danse, Paris : Editions La Découverte, 2023, p. 30.

Lucie Bonnet est cordéliste et doctorante en Arts de la Scène (spécialisée en cirque) à l’Université Grenoble Alpes (UMR 5316 Litt&Arts, ED LLSH) sous la direction de Gretchen Schiller et Marion Guyez. Débutée en octobre 2020, la thèse qu'elle entreprend sur les pratiques aériennes contemporaines s'augmente d'une posture de praticienne et de liens étroits avec le monde du cirque et ses savoir-faire. Sa recherche doctorale étudie la complexité des processus de création de spectacles qui reposent sur l'expérimentation des esthétiques et des matières aériennes, et qui aboutissent au renouveau du langage technique et corporel des formes circassiennes.

Eleonora Gimenez est équilibriste en corde souple, metteuse en scène, directrice artistique de la Cie Proyecto Precipicio. Formée en Anthropologie Socioculturelle à l’Université Nationale de Rosario (Argentine) et au cirque - d'abord de façon autodidacte, et ensuite à l'Académie Fratellini (Saint-Denis, France) - elle s’intéresse particulièrement aux marges, où le cirque touche les sciences humaines, et les diverses formes d’expression des arts de la scène. Depuis 2008, elle vit et travaille en France. Pour la saison 2023/2024, elle est lauréate avec Julie Aminthe du dispositif « Auteurs en Tandem » piloté par ARTCENA qui permet à deux auteurs ou autrice, l’un/e de théâtre, l’autre de cirque, de se rencontrer pour mener ensemble une recherche d’écriture croisée.