Explorer les biais de l'auto-censure - un article de Johnny Torres

Un article écrit par
Johnny Torres
and edited by
Valentina Barone
17 novembre 2023

Lorsqu’un·e artiste commence à créer un spectacle, iel est également conscient·e qu’il existe un marché sur lequel iel sera programmé·e. Cela influence les choix artistiques et peut être associé à une censure créative — une voix intérieure qui étouffe l’inspiration, bloquant le processus de créativité personnelle. Sa présence active dans les activités de gestion et de politiques artistiques est une structure professionnelle qui se développe inconsciemment, contribuant à façonner l’esthétique de spectacles qui ont souvent tendance à divertir plutôt qu’à réfléchir. Lorsque des formats de recherche sont développés et sont combinés avec des formats de production, ils libèrent souvent la créativité, atténuant du même coup la pression d’entrer dans des catégories spécifiques. Comment pouvons-nous non pas sacrifier les désirs artistiques, mais au contraire mieux les soutenir ? Est-il possible de jouer avec les mécanismes de censure pour s’en débarrasser ? Dans cet article, Johnny Torres explore, à partir de son expérience et de son point de vue, les moments où les limites deviennent un obstacle à la créativité et comment nous pouvons jouer avec elles. 

 

Le secteur du cirque en Espagne est une niche — un statut minoritaire qui constitue un défi pour les artistes. D’après les derniers chiffres catalans issus du rapport CoNCA 2022(1), le cirque est 85 % moins présent que le théâtre. Ces données offrent une première réflexion pour les artistes dans ce contexte, qui sont parfois enclin·e·s à rechercher une légitimité sur le marché du divertissement. Souvent, les spectacles de cirque ne sont perçus comme nécessaires que s’ils attirent un public plus large. Le besoin de plaire à un public est bien sûr naturel, mais cache souvent la peur d’être mal compris·e. Cela risque de compromettre la diversité créative. Le désir d’être reconnu·e influence la communication et l’esthétique, et produit parfois un effet normatif. Les spectacles ne sont pas seulement des produits destinés au marché et leur importance ne peut être calculée en fonction de leur utilité. Dans l’article The Time Complex Post Contemporary (Le complexe temporel post-contemporain), les philosophes Armen Avanessian et Suhail Malik proposent une modélisation d’une présence préemptive.

Le changement d’attitude nécessite de la patience et le développement d’un système de réseautage en expansion, par la mise en œuvre d’échanges internationaux. Des ressources doivent contribuer à la circulation des pratiques artistiques afin de maintenir la transmission de ces nouveaux codes pertinents.

Nous savons que nous vivons dans un contexte où l’accent est mis sur la performance et non sur le partage des pratiques ou des connaissances. Aujourd’hui encore, à la radio, à la télévision ou sur les réseaux sociaux, le mot « cirque » peut être associé à un contenu qui doit être compréhensible et direct. Cependant, nous sommes tous·tes conscient·e·s que la création de formes uniques d’art du cirque exige du dévouement et du temps. En reflétant ce paradigme actuel, le secteur du cirque espagnol s’articule toujours autour d’une orientation mutuelle : obtenir une reconnaissance et une plus grande représentation. Son objectif raisonnable est d’obtenir la légitimité des institutions nationales et de bénéficier de programmes de soutien. Élargir et favoriser la présence des spectacles sur l’ensemble du territoire reste le souhait le plus important des professionnel·le·s, suivi de la formation, de la dimension sociale et des structures de formation et de création. 

 

Il existe toujours une demande de reconnaissance du cirque. Comment pouvons-nous faire de la place pour cela tout en donnant de l’espace à une pratique nourrissante ? Une possibilité intéressante reste la création de formats de recherche payants, afin de libérer les chaînes de productivité. Le changement d’attitude nécessite de la patience et le développement d’un système de réseautage en expansion, par la mise en œuvre d’échanges internationaux. Des ressources doivent contribuer à la circulation des pratiques artistiques afin de maintenir la transmission de ces nouveaux codes pertinents.

 

La zone de confort des formats de spectacles de cirque peut être remise en question ou provoquée par des formats de recherche qui ouvrent de nouvelles dimensions possibles de jeu. Outre les productions structurées, il doit y avoir un espace pour l’expérimentation — des lieux sûrs qui permettent aux artistes de jouer avec les rôles. Je pense que les spectacles ne peuvent pas constituer le seul outil de mesure et de comparaison des changements esthétiques dans le secteur. Les processus et les pratiques peuvent ébranler l’état actuel des arts et susciter de précieuses réflexions. En tant que directeur artistique de La Central del Circ entre 2015 et 2020, l’une de mes principales tâches a été de réorienter la formation vers la valorisation d’une pratique rigoureuse, en collaborant avec le Marché des Fleurs par le biais d’un atelier bisannuel rémunéré avec des artistes. Ces actions visaient à activer l’analyse critique des méthodes de production et du contenu des œuvres, mais aussi à ébranler le paradigme du modèle de marché par le biais d’expériences avec des centres de connaissances ou d’art.

Clara Pedrol: work in progress presentation extended performance - La Central del Cirq

 

Baptisé Censura, un projet de recherche sur les interdictions auto-imposées, allant du plus banal au plus radical (par exemple ne pas respirer ou ne pas être visible sur scène), a été amorcé par la relation avec le CCCB autour de la notion « d’interdiction », qui s’est immédiatement orientée vers l’exploration de la censure. Grâce à ce format, les initiateurs et les participant·e·s ont travaillé ensemble sur le thème de la censure créative à partir de différents points de vue. Les initiateurs de cet atelier étaient Jean-Michel Guy, Roberto Magro et moi-même. Nous voulions en savoir plus sur les manières de créer chez les artistes, et depuis le début, l’intérêt pour les méthodologies par rapport aux techniques de cirque était intentionnel. Par le biais d’entretiens sur leurs pratiques, nous avons sélectionné ensemble douze artistes par le biais d’un appel à propositions ouvert. Chacun·e d’entre elleux travaillait individuellement mais était également relié·e à un groupe. Dans le cadre de l’atelier de recherche, trois groupes de quatre personnes devaient chacun explorer trois niveaux de censure. Le premier niveau était personnel, davantage lié aux inhibitions privées des artistes à l’égard d’elleux-mêmes. Le deuxième niveau consistait à interdire de faire quelque chose à un·e autre artiste du groupe. Enfin, le troisième niveau consistait à bloquer les intentions de l’ensemble de l’équipe de faire bouger les choses. Chacun·e a été invité·e à dresser une liste de ses interdictions privées et à les transformer en un protocole commun. La censure est également fondée sur la culture, et comme les participant·e·s étaient de nationalités différentes, iels ont généré différents niveaux d’incompréhension.

 

Notre proposition en tant qu’agitateur·rice·s n’était pas de mettre en évidence les tendances existantes et d’extraire les inerties adhérentes, mais plutôt de poser la question suivante : la censure menace-t-elle la créativité ? Renversons la perspective et interdisons autant de choses que possible. Nous verrons la colère et l’imagination qui en découlent pour trouver la liberté. Outre les interdictions strictes édictées par les artistes, la pratique dramaturgique impliquait d’autres défis moraux collatéraux. Dans un centre d’art ayant peu ou pas de contacts avec le monde du cirque, nous avons démantelé les règles de production d’une construction de spectacle dans le cadre d’un atelier de deux semaines. Les participant·e·s ont commencé à observer leurs perceptions à travers le prisme de l’autocensure. Notre rôle est passé de celui de créateur·rice·s à celui de censeur·euse·s, car nous devions faire la présentation du montage final. Nous avons bien vu comment la pression du public et la pression extérieure de la société normative ont modifié les propositions artistiques.

Clara Pedrol: work in progress presentation extended performance - La Central del Cirq

En redéfinissant les paramètres et en développant un large espace de débat entre professionnel·le·s, amateur·rice·s ou personnes intéressées à participer à des pratiques étendues, nous proposons un projet plus large.

 

Cette exploration a mis en lumière les problèmes du secteur. La médiation entre les artistes, les institutions et les agent·e·s doit dépasser l’aspect des relations économiques. Protéger et partager les processus, c’est être capable de créer des conversations entre des préoccupations communes au-delà de la production. Cette médiation permet d’échanger des connaissances, mais surtout des sentiments, dans un cadre culturel qui aspire naturellement à dissoudre l’ordre des classes et des générations. En redéfinissant les paramètres et en développant un large espace de débat entre professionnel·le·s, amateur·rice·s ou personnes intéressées à participer à des pratiques étendues, nous proposons un projet plus large. L’une de ces pratiques consiste à remettre en question le mécanisme établi de l’art en tant que forme de « travail », afin de repenser notre pratique artistique, qu’il s’agisse d’interprétation ou de diffusion. Lorsque les restrictions qui font partie de notre identité culturelle entrent en ligne de compte, il ne s’agit pas d’un acte de confrontation ou d’une attitude défaitiste : c’est un dialogue qui définit la dimension des potentialités. Elles représentent une époque et une manière de faire qui aspirent à produire d’autres possibilités et à transformer le domaine de la création en produisant des récits professionnels mieux adaptés.

Pour diversifier cet « auto-calibrage », un nouveau transfert vers l’altérité semble inévitable. L’urgence d’autres pratiques et réflexions — souvent dans le cadre d’expériences partagées au sein de projets européens et d’études d’évaluation, tels que Horizontes de Circo (2) de Travesía — agit comme un courant de faible intensité à travers le secteur du cirque en Espagne. Là-bas, les quelques expériences soutenues où le cirque est impliqué dans d’autres domaines, tels que l’éducation — comme dans le cas de En Residencia (3) — constituent un exemple de longue date, qui va bien au-delà de l’organisation de cours ou de la création d’un spectacle. La prise en compte des aspects locaux est essentielle pour développer des activités élargies et mettre en œuvre d’autres modes de valorisation des connaissances et de l’expérience. 

L'apparition de nouveaux codes dans une langue ne peut se faire par un marché restreint, mais par une meilleure définition et protection de la recherche artistique, ainsi que par la liberté de mélanger et de choisir les formes. Lorsqu’il s’agit d’améliorer ce qui nous est commun, dans un système qui ne manque pas de créer la confusion, il est essentiel d’aller au-delà de ce que nous sommes individuellement. Nous devons trouver des méthodes d’ajustement et explorer la communication par le biais de laboratoires et d’échanges. Des corrélations sont nécessaires pour élargir les notions de genre. Les stimulations externes doivent être encouragées, car les résonances interdisciplinaires peuvent apporter une réflexion au secteur.

 

Clara Pedrol: work in progress presentation extended performance - La Central del Cirq

1. Le Conseil national de la culture et des arts (CoNCA) a présenté au secteur culturel son rapport annuel sur l’état de la culture et des arts en Catalogne.

2. Horizones de circo est une étude qui s’inscrit dans le cadre du projet Travesía, une série d’actions visant à étudier les effets des précédents projets transfrontaliers et à imaginer de nouvelles stratégies de coopération pour les arts du cirque.

3. En Residencia est un programme pionnier espagnol promu depuis 2009 par l’Institut de la culture de Barcelone (ICUB) et le Consortium de l’éducation de Barcelone (CEB), qui vise à introduire l’art contemporain dans les écoles secondaires publiques par le biais d’un contact direct et continu entre un·e artiste et les élèves.

 Johnny Torres est un artiste de cirque, un dramaturge et un formateur de cirque catalan. Cofondateur de Los Galindos, il a travaillé entre autres avec le Cirque Ronaldo et le Circ Teatre Modern, et a également collaboré à la direction de festivals, à des manuels de formation et à des rapports sur le cirque. Directeur artistique de La Central del Circ de 2015 à 2020, Johnny accompagne la recherche artistique pour les jeunes et moins jeunes artistes et des ateliers dans les écoles de cirque professionnelles. Il fait également partie du jury artistique de CircusNext. Son travail se concentre spécifiquement sur la recherche de meilleures pratiques de travail et d’autres moyens de restitution du cirque.

Valentina Barone is a freelance cultural manager and editor specialising in the contemporary circus and live performance sector. Since 2021, she has been Director of International Relations at the CircusDanceFestival in Cologne (Germany). She holds a BA in Performing Arts Techniques and a Master's degree in Relationship Design. She works with the international network Circostrada (France) and is an active member of the Cirkus Syd' Circus Thinkers Platform (Sweden). Valentina is the coordinator of the international digital platform Around About Circus.