Comment transformer un lieu sans l’altérer

Un article écrit par
Nikolaos Verginis
18 juillet 2023
9 MIN

Une longue promenade dans le temps, à la découverte des nombreuses couches d’histoire qui composent la ville d’Elefsina, a servi de base à la deuxième édition de SPARK, qui s’est déroulée du 14 au 18 juin. Cet événement, organisé en partenariat avec Le Plus Petit Cirque du Monde, Elefsina Capitale européenne de la Culture, l’Institut français de Paris, l’Institut français de Grèce ainsi que le programme Teatroskop - Relais spécialisé spectacle vivant pour l’Europe du Sud-Est, bénéficie du soutien de l’Union européenne et du ministère de la Culture français. Le sujet ? Le placemaking ou « faire territoire » dans le spectacle vivant, ce qu’il implique et comment y inclure l’ensemble des acteur·rice·s d’un même lieu.

Capitale européenne de la Culture

Elefsina, l’une des cinq plus importantes villes grecques de l’Antiquité, a été choisie pour faire partie des Capitales européennes de la Culture (CEC) 2023, aux côtés de Timişoara, en Roumanie, et de Veszprém, en Hongrie. Située à 21 km d’Athènes, capitale de la Grèce, Elefsina est une ville faite de contradictions, une ville aux multiples visages et aux multiples couches, qu’il est difficile de découvrir d’un seul coup d’œil. C’est, d’une part, un lieu riche en patrimoine et en histoire ancienne. Lieu de naissance du dramaturge Eschyle, c’est surtout la ville où avaient lieu les initiations aux Mystères d’Éleusis, des fêtes qui se tenaient chaque mois de septembre en l’honneur de la déesse Déméter et de sa fille Perséphone, pour célébrer leurs retrouvailles après les 6 mois que Perséphone passait aux Enfers avec son mari, Hadès. Bien que le contenu de ces initiations ait été un secret bien gardé, on sait aujourd’hui que le cortège partait d’Athènes pour aboutir à Elefsina, après avoir emprunté la Voie Sacrée, une route qui existe encore aujourd’hui. D’autre part, si l’on avance dans le temps, on trouve au-dessus de la ville antique l’Elefsina moderne. À partir des années 1960 et 1970, Elefsina s’est progressivement transformée en ville industrielle, accueillant de multiples usines fabriquant du savon, de l’huile et des armes, et en chantier naval, où sont aujourd’hui encore amenés les navires détruits et pollués pour y « mourir ». Ces deux visages d’Elefsina et les milliers de fils invisibles qui les relient sont le socle sur lequel la CEC a façonné son programme – à l’instar de SPARK. Celui-ci veut proposer des solutions pour revisiter ce paysage complexe, au travers de la réappropriation et de la réhabilitation de lieux abandonnés, avec un objectif : transformer la ville, sans l’altérer.

© Loic Salfati

Les promenades

Pour se réapproprier un espace – et en l’occurrence, un espace public – le spectacle vivant peut s’avérer très utile, grâce à ce que l’on appelle le placemaking. Pour faire court, ce processus consiste à donner du sens à un lieu, en impliquant toutes les parties prenantes concernées, humaines et non humaines. Les participant·e·s de SPARK ont ainsi été invité·e·s à discuter et à réfléchir sur le thème du placemaking dans le spectacle vivant, afin d’essayer de proposer des solutions concrètes à la CEC et à la ville d’Elefsina ainsi que, plus largement, aux artistes œuvrant dans l’espace public. Le groupe, venant de toute l’Europe et au-delà (de la Finlande à la Tunisie, et principalement de l’Europe du Sud-Est), était composé d’architectes, de programmeur·euse·s, d’artistes œuvrant dans l’espace public, de chercheur·e·s et d’universitaires, ainsi que de spécialistes de la culture participant à d’autres CEC.

Alexandros Mistriotis, un artiste qui s’intéresse à l’oralité, à l’histoire et à son influence formelle sur l’espace public, leur a d’abord fait découvrir les différentes couches d’histoire de la ville. Sa présentation a constitué une excellente entrée en matière, mettant l’accent sur la relation entre art et politique, centrale dans le dispositif CEC. Il est parti d’une métaphore issue de l’espace archéologique d’Elefsina, censée être la porte des Enfers où Perséphone devait passer 6 mois par an, pour évoquer un passage entre le monde des vivants et celui des morts et ainsi souligner la nécessité de mettre au jour des liens cachés dans la continuité de l’histoire, où passé, présent et futur se rencontrent. Ainsi, puisque chercher et donner des significations symboliques à un lieu constitue toujours une décision politique, Alexandros a également évoqué à quel point il est important d’examiner le contexte dans lequel s’inscrit un espace, tout en gardant les yeux aussi grands ouverts que possible.

Dans cette optique, le groupe a ensuite été conduit à explorer l’histoire industrielle récente d’Elefsina, en déambulant dans l’ancienne cimenterie TITAN (un nom assez paradoxal, étant donné le passé mythologique de la ville) et le chantier naval. Ce cheminement à travers des lieux qui, jusqu’à récemment, n’étaient pas destinés à être vus ou qui, en raison de leur caractère controversé, n’étaient pas favorables à la présence d’étrangers, s’est avéré stimulant pour les visiteur·euse·s, leur donnant l’impression d’être à leur tour initié·e·s aux Mystères d’Éleusis.

Selon les membres de la CEC, la côte était un endroit que les habitant·e·s préféraient ignorer, tournant plutôt leur regard vers l’intérieur de la ville. Considérant Elefsina comme un théâtre à ciel ouvert, la CEC s’est par ailleurs attelée à réhabiliter des lieux jusque-là abandonnés, comme l’ancien camping (inutilisé depuis 20 ans), désormais dénommé Oasis, ou l’Arkopolis, où ont été invité·e·s les participant·e·s de SPARK.

Avant cette visite, le deuxième jour de leurs promenades a été consacré à rencontrer les communautés locales, car le placemaking n’a aucune valeur sans les personnes directement concernées. Par ailleurs, l’histoire d’un lieu s’écrit toujours sur le long terme, et se poursuivra donc après que la ville sera sortie du dispositif CEC. Ville de réfugiés au siècle dernier, Elefsina rassemble de multiples populations différentes, qui ont traversé l’Asie Mineure et la région du Pont, ont construit leurs propres quartiers avec ce qu’elles avaient sous la main, et ont ensuite été dirigées vers Elefsina pour y travailler dans les usines en échange de l’obtention de terres. Quelques générations plus tard, ces populations se sentent moins stigmatisées et ont acquis une meilleure image d’elles-mêmes, en construisant peu à peu leur lieu de vie. Dans ce cadre, deux termes clés ont été relevés par Eleftérios Kechagioglou, directeur du Plus Petit Cirque du Monde et co-organisateur de SPARK ainsi que du programme « Escaladant Eleusis – Climbing over Elefsina » : l’« incrémentation », au sens d’éléments assemblés sans structure, et la « vicinitude », au sens de vivre ensemble.

© Loic Salfati

Un exemple de placemaking

Comment matérialiser ces idées et ces promenades en plans et en discussions ? C’est tout l’objectif de SPARK, aidé en cela par le travail de modération de la productrice culturelle et stratège Chrissie Faniadis. Les participant·e·s ont été invité·e·s à discuter du thème du placemaking dans le spectacle vivant, d’abord librement tous·tes ensemble, puis en groupes plus restreints. La discussion portait sur le cas spécifique d’Elefsina en tant que CEC, mais dans l’optique d’être par la suite étendue à d’autres exemples de placemaking ou de CEC. Si la pratique du placemaking nécessite à la fois un lieu et du temps pour y intervenir, alors il est clair qu’il s’agit d’un processus long qui demande des efforts concertés de la part des habitant·e·s, ainsi que l’implication active des femmes et des hommes politiques. Dès lors, le dispositif CEC est le cadre idéal pour présenter aux politicien·ne·s toutes les facettes d’une ville, y compris les « mauvais » côtés de son héritage. Cependant, dévoiler cet aspect peut être difficile et implique de respecter deux conditions. Il faut parler le langage financier des investisseur·euse·s, tout en s’ancrant dans le territoire, en impliquant et en respectant les citoyen·ne·s. Au fil de la discussion, il est apparu clairement que, selon le milieu des interlocuteur·rice·s, les mots ne signifiaient pas la même chose. Il s’est avéré que les notions de « déchet », de « patrimoine » et de « ruines » sont des symboles, qui ne prennent sens qu’au sein d’une conversation, jamais en eux-mêmes. La conversation portant sur les personnes et les lieux, les termes « utilisateur·rice·s » et « utilisation » ont également été contextualisés. Quant à ce qui concerne le « temps », les questions de longévité et de durabilité sont toujours pertinentes, en particulier pour une CEC.

Les participant·e·s ont ensuite tenté de préciser leur pensée et ont abouti à des phrases qui, mises ensemble, définissent le placemaking comme un processus organique et stratégique visant à donner du sens à un lieu et à ajouter de la valeur au vivant. De plus, il s’agit à leurs yeux d’un processus participatif qui nécessite de prendre des risques, de se questionner et de réinventer des concepts, ou d’une stratégie pour éviter les conflits. Dans ce cadre, le spectacle vivant prend toute sa valeur : il permet d’ouvrir des possibilités, de sensibiliser et de donner à toutes les parties prenantes des occasions d’entrer en contact les unes avec les autres, dans des situations où elles ne le feraient pas normalement. Ces parties prenantes peuvent être les habitant·e·s (humain·e·s et non humain·e·s), des artistes, des architectes, des chercheur·e·s, ainsi que tout propriétaire, gouvernement ou responsable au niveau de la municipalité, de la région ou de l’État, impliqué dans un lieu et un temps donnés. Après tout, le risque n’est-il pas inhérent au cirque et au spectacle vivant ? Accepter de s’ouvrir aux possibilités de son art, n’est-ce pas prendre des risques physiques et financiers ?

Bien sûr, une idée nécessite un espace pour être mise en œuvre, et la théorie doit être mise en pratique à un moment ou à un autre. C’est pourquoi les participant·e·s de SPARK ont été invité·e·s à visiter un exemple concret de placemaking dans le cadre d’Éleusis CEC : Arkopolis. Cette initiative unique se situe à la frontière entre la sphère privée et la municipalité et se place dans un « univers accidentellement bien organisé » ; c’est aussi l’un des programmes phares d’Éleusis 2023 CEC, selon les mots de Michael Marmarinos, son directeur artistique. Arkopolis est un projet initié par le collectif belge Time Circus, qui a traversé l’Europe à bord d’un Landship, un navire terrestre, uniquement mû par l’énergie humaine. Les participant·e·s ont ainsi marché d’Anvers à Elefsina pour y construire The ARK, une arche, et mettre en lumière l’importance d’agir, plutôt que de penser et de parler, quels que soient les obstacles. The ARK fait partie du projet Arkopolis, situé dans un stade de football détruit dont la moitié a été réhabilitée (en grec, un stade est aussi appelé un « temple »). Elle a été réalisée par Time Circus avec la collaboration d’architectes, d’artistes et de jeunes communautés locales, et réutilisée pour devenir un espace culturel conçu par et pour les jeunes d’Elefsina. Dans ce vaste lieu, les participant·e·s de SPARK ont été invité·e·s à assister à de multiples interventions artistiques dans l’espace public. Ce site « occupé temporairement » tente d’obtenir un statut juridique et de poursuivre son développement pour devenir un lieu où les gens peuvent venir se détendre, se rencontrer, profiter et utiliser les nombreux espaces disponibles, parmi lesquels un skatepark – une demande populaire des jeunes de la ville.  

© Loic Salfati

Et la suite ?

Après avoir découvert un exemple concret de placemaking, les participant·e·s de SPARK ont de nouveau été invité·e·s à exprimer leurs sentiments, leurs idées et leurs propositions concernant Arkopolis et le placemaking de manière générale. L’ensemble du groupe a évoqué la puissance du symbolisme et des rites, ainsi que le sentiment profond de la force du collectif, tandis que d’autres ont parlé d’une expérience spirituelle au potentiel unique. Les participant·e·s ont convenu que pour réussir à « faire territoire » avec le spectacle vivant, il faut saisir l’occasion et le moment opportuns pour agir, mais qu’il doit également s’agir d’un processus ouvert, grâce à un engagement régulier et durable. Il va sans dire que sa diffusion nécessite beaucoup d’efforts ainsi qu’une mise en relation de multiples parties prenantes, afin d’éviter toutes sortes de risques et d’écueils. Selon le groupe, ceux-ci pourraient prendre la forme de préjugés infondés sur le lieu choisi, d’un manque de moyens humains, et bien sûr, puisqu’il s’agit d’une question politique délicate, de potentielles entraves liées au travail des autorités locales. Enfin, il convient de mentionner que les interventions comme celles-ci présentent toujours un risque de gentrification et de socialwashing.

 

Et maintenant, qu’en est-il de l’avenir ? Dans le cas d’Elefsina, les participant·e·s à l’atelier ont évoqué l’importance de mettre en avant et de soutenir l’exemple d’Arkopolis, tout en continuant, chacun·e de leur côté, à en parler et à examiner leurs propres capacités à agir davantage et à promouvoir le projet. Dans le cas du placemaking de manière générale, le groupe a souligné que l’expérience doit être partagée et racontée et, plus important encore, que le fait d’examiner en profondeur les valeurs fondamentales d’une communauté et d’un lieu afin d’engendrer un changement se base sur des valeurs éthiques, des solutions durables et des relations à long terme, et que cette idée peut donc dépasser le dispositif CEC. Elefsina semble être le terrain idéal pour utiliser ces notions au-delà de ce contexte spécifique et aller vers ce que l’art (vivant) est réellement capable d’accomplir : donner du sens à la vie des gens.

© Loic Salfati

Nick Verginis est un journaliste culturel et chercheur grec, ayant souvent travaillé dans des magazines culturels. Né et élevé à Athènes, avec une formation en études des médias, il est actuellement basé à Amsterdam, où il est sur le point d'obtenir son master de recherche sur le leadership culturel à l'université de Groningue. Parlant grec, anglais, italien et un peu de norvégien et de néerlandais, Nick souhaite réfléchir, faire des recherches et écrire pour le cirque, avec un intérêt particulier pour les résidences artistiques, leur organisation et modèles potentiels.