Et si nous restions tous chez nous?

Un article écrit par
Kiki Muukkonen
22 février 2023
7 MIN

L'artiste de cirque est partout. Il se déplace pour différentes raisons au fil des opportunités, des formations, des projets… Cela semble parfois être son seul moyen de survivre. Mais n'existe-t-il pas une alternative dissimulée juste sous son nez ? Kiki Muukkonen, directrice artistique du département circassien du centre culturel suédois Subtopia et directrice du festival CirkusMania en Suède, creuse le sujet de l'internationalisme. L'article fait partie de la publication FRESH CIRCUS #5 coordonnée par Circostrada et éditée par John Ellingsworth, en lien avec le FRESH CIRCUS#5 - Séminaire international pour le développement du cirque contemporain co-organisé en octobre 2019 par Circostrada, ARTCENA, CIRCa - National Pole for Circus - Auch Gers Occitanie, La Villette, Espace Catastrophe/Festival UP!, Wallonie-Bruxelles Théâtre Danse à Auch, France. En parlant de cirque suédois, deux nouveaux membres suédois viennent de rejoindre le réseau Circostrada :Riksteatern co-organisateur de CirkusExpo Suède, dont la première édition s'est tenue les 17 et 18 février, et le Stockholm City Theatre.

Il y a quelques temps, j'ai discuté avec un jongleur qui avait été élu lauréat de circusnext et à qui on proposait une résidence à Stockholm. À ma grande surprise, il a répondu qu'il préférait rester chez lui. Voyager lui fragmentait l'esprit, disait-il, et détournait son attention de son travail. Ses résidences à l'étranger s'étaient révélées être une perte de temps. Il m'a demandé si je ne pouvais pas plutôt l'aider à trouver une résidence près de sa ville natale.

J'étais déconcertée. Je tenais pour acquis que nous considérons tous le voyage comme un privilège auquel aspirer. Après tout, le cirque est international par définition. Nous, les circassiens, nous sommes une communauté de voyageurs, se produisant toujours dans différents territoires géographiques, artistiques, sociaux et culturels. Nous utilisons les relations internationales pour notre développement local, et pour notre croissance personnelle et artistique. Le marché est international et, bien souvent, les financements sont plus facilement accessibles pour les collaborations internationales que pour les collaborations locales. Le travail à l'international a pour effet secondaire de nous rendre également « célèbres » chez nous, ce qui nous ouvre d'autres portes.

Bon, d'accord, ce n'est pas vrai dans tous les cas. Par exemple, les artistes français ont la possibilité de faire des tournées principalement en France. Ils ont accès à des pôles nationaux, à des réseaux de programmation et à l'intermittence (oh, comme on les envie !). Mais dans la plupart des autres pays, c'est une tout autre histoire. En Suède, par exemple, une compagnie de cirque peut difficilement survivre sans s'internationaliser (à moins qu'elle ne soit spécialisée dans les spectacles pour enfants).

© Ian Grandjean

À FRESH CIRCUS, j'ai assisté à une conférence de Circus I Love You, une compagnie de cirque composée d'artistes et de producteurs provenant principalement de Finlande, de France et de Suède. Ils passent beaucoup de temps à voyager et dépensent également beaucoup d'argent dans les transports. Dans leur présentation, ils ont déclaré que leur vision originale était celle d'une tournée sous chapiteau dans les pays nordiques, qui constituent les territoires d'origine de la plupart d'entre eux. Mais Circus I Love You a pris la décision délibérée de ne pas se limiter à un seul endroit. Leur ambition : s'inspirer d'autant de sources et de lieux différents que possible. Le lieu où ils ont grandi n'est plus pertinent pour eux : ils ne se sentent plus chez eux nulle part. « Chez nous, c'est là où on a donné notre dernier spectacle. » Paradoxalement, ils sont invités à se produire partout en Europe, mais pas dans les pays nordiques, ce qui doit être assez agaçant.

On pourrait penser que le pluralisme culturel qui est le leur apporterait certains avantages financiers, en leur permettant de demander des subventions dans plusieurs pays. Cependant, il leur a été difficile de trouver un modèle économique durable. Le rêve qu'ils poursuivent coûte très cher et leur tournée pose beaucoup de problèmes. Ils ont passé des mois à étudier les documents de l'UE, à essayer de comprendre comment partir en tournée dans toute l'Europe avec leur chapiteau et leur camion légalement, mais où qu'ils se tournent, ils se retrouvent empêtrés dans un bourbier administratif et bureaucratique. Comme le dit l'un des artistes : « Le cirque est illégal partout. On vous demandera de faire des choses dangereuses dans le cadre de votre travail et votre employeur risque la prison. De par son existence même, le cirque constitue une résistance face au système. » Sans qu'elle soit explicite, il me semble qu'en plus de leur motivation la plus évidente (leur amour du cirque, tout naturellement), la force motrice de la compagnie est justement cet esprit de résistance, de révolution. La compagnie Circus I Love You est investie d'une mission et ses membres n'ont jamais pensé qu'elle serait facile.

« Le cirque est un symbole de résistance ». « Le cirque représente un contre-pouvoir politique par essence. » « L'art est synonyme de rupture. » « Nous pouvons et nous devons résister aux forces de la gestion culturelle capitaliste. »

Au cours de la semaine FRESH CIRCUS, c'est une idée que j'entends régulièrement, reprise par différentes personnes provenant de différents contextes : « Le cirque est un symbole de résistance ». « Le cirque représente un contre-pouvoir politique par essence. » « L'art est synonyme de rupture. » « Nous pouvons et nous devons résister aux forces de la gestion culturelle capitaliste. »

Mais, comme l'apprennent de nombreuses compagnies, la révolution a un prix. Et laissez-moi vous dire qu'il est plutôt élevé. Il est assez utopique de penser que nous pourrions tout avoir : le marché, l'argent et la révolution. La forme de résistance que beaucoup ont choisie dans le milieu du cirque, c'est-à-dire une révolution qui nécessite des déplacements constants, met aussi d'autres choses en jeu. Quand on est nomade, une réalité pour beaucoup d'entre nous circassiens, que devient notre sentiment d'identité, notre sentiment d'appartenance ? À l'heure où le courage doit être l'une de nos plus grandes qualités, comment affecte-t-il notre art, nos rêves, nos relations, nos identités ? Le caractère international de notre travail pourrait-il empêcher le développement d'une véritable relation entre le cirque et ses propres territoires ?

En gardant fermement à l'esprit le souvenir du lauréat de circusnext, réticent aux voyages, cela m'amène à une autre interrogation : et si nous restions tous chez nous ?

Le thème de FRESH CIRCUS#5, « Circus is everywhere » (le cirque est partout), exprime une idée assez grandiose d'omniprésence, et peut-être aussi de notre qualité de missionnaires et de prophètes du cirque. Comme nous le savons tous, être prophète en son pays est la tâche la plus difficile qui soit. Et pourtant CIRCa, situé à Auch dans le Gers rural, a réussi contre toute attente. Chaque année, la communauté internationale des arts du cirque effectue son pèlerinage dans cette petite ville du sud de la France, pour assister en grande partie à des spectacles français. C'est fantastique de voir des dizaines de bénévoles locaux participer ainsi à la réalisation du festival. Comme l'a souligné le maire d'Auch dans son discours d'accueil, l'art renforce l'identité d'un territoire, et c'est un fait : le cirque a rendu Auch célèbre à travers le monde. C'est un vrai petit miracle. Dans le même temps, CIRCa représente sans aucun doute un marché, qui offre du travail international aux artistes français. Son existence constitue-t-elle pour autant une forme de résistance, est-elle révolutionnaire, d'une certaine manière, dans son contexte local ? Ça, je n'en sais rien et je laisse aux Français le soin de s'exprimer sur le sujet.

 

La compagnie circassienne Cirquons Flex de La Réunion est un exemple intéressant de pluralité culturelle locale. La Réunion est une île fondamentalement interculturelle. À FRESH CIRCUS, la compagnie a expliqué vouloir créer un cirque étroitement lié à son territoire et à son identité. En tant que première compagnie circassienne professionnelle de l'île, elle a estimé que la coopération internationale n'était pas seulement une possibilité, mais une nécessité. Si l'on veut être le meilleur dans son domaine, c'est bien de pouvoir se référer aux succès de ses homologues internationaux. C'est ainsi que la vague du cirque contemporain a débuté en Suède et c'est aussi pour cela que le cirque suédois d'aujourd'hui est entièrement interculturel. Dans le même temps, Cirquons Flex affirme que l'on ne peut trouver un cirque comme le leur qu'à La Réunion. Ils l'appellent même un cirque « autochtone ». Le local et l'international se sont entrelacés pour former une identité propre. Je ne sais pas si l'existence de Cirquons Flex est pour autant révolutionnaire dans son contexte local. Aux Réunionnais de donner leur opinion.

 

Et pourtant, j'ai le sentiment que si notre révolution consiste à créer un nouveau (type de) marché, c'est le public qui doit être partout. En nous ouvrant aux possibilités locales, nous pouvons faire notre trou chez nous, innover là où nous sommes déjà établis. Il est indéniable que les rencontres interculturelles, en Europe et ailleurs, nous font grandir, nous ouvrent l'esprit, nous inspirent. Je crois que la gestion des difficultés interculturelles nous rend meilleurs et nous aide à cohabiter dans ce monde. Si nous ne nous rencontrons pas, nous ne pouvons pas créer ni partager nos rêves communs, encore moins créer nos révolutions communes ; mais nous devons garder l'esprit ouvert quant à la forme qu'ils adoptent. Un soir, dans ma chambre d'hôtel à Auch, j'ai lu une citation d'Esteban Gonzáles Pons sur ce thème : « L'Europe n'est pas un marché, c'est la volonté de vivre ensemble… Nous pouvons avoir un marché commun, mais si nous n'avons pas de rêve commun, nous n'avons rien. » Et comme l'a dit l'un des membres de Cirquons Flex au cours de l'un des séminaires FRESH CIRCUS : « Nous devons inventer de nouvelles histoires pour un nouvel avenir : un récit inclusif, une histoire de collaboration. »

Peut- être que le cirque tel que je le connais doit connaître un bouleversement, peut-être que ce bouleversement sera inévitable. En travaillant depuis notre propre coin du monde, nous pourrions inventer de nouveaux modèles qui réconcilieraient la nécessité d'un échange interculturel avec celle de l'appartenance à un territoire.

Quelle est donc notre histoire ? Ce n'est pas une question facile, mais nous pourrions commencer par réimaginer notre internationalisme. Dans le programme de FRESH CIRCUS, on peut lire que « si le cirque s'invite partout, il s'enracine différemment en fonction des territoires et des partenariats ». Prendre racine est essentiel pour pouvoir se sentir chez soi quelqu part, faire partie d'un territoire. Notre capacité à faire trembler la terre sous nos pieds dépend de la profondeur de nos racines. Ce ne sont généralement pas les visiteurs, arrivés en coup de vent et repartis le lendemain, qui font les vraies révolutions. D'un autre côté, si nous sommes très profondément et solidement enracinés, il devient difficile de se secouer avec suffisamment de force pour faire trembler le sol. Nous avons besoin d'être en contact avec d'autres territoires, d'autres identités, d'autres univers artistiques et culturels.

Aujourd'hui, je ne considère pas nécessairement le voyage comme un privilège seulement. La mobilité a un prix : elle me fragmente l'esprit et affecte mon sentiment d'identité et d'appartenance, sans compter le fait qu'elle n'est pas durable pour la planète. Cependant, je suis très heureuse de posséder les connaissances et les perspectives interculturelles que j'ai acquises au fil des années. Sans elles, le développement de notre art n'aurait pas été possible. Mais maintenant, je veux me dépêcher de rentrer chez moi faire du cirque. Je veux qu'il me soit possible de survivre sans acheter des billets d'avion en permanence. Je veux une relation réelle avec mon territoire. Peut- être que le cirque tel que je le connais doit connaître un bouleversement, peut-être que ce bouleversement sera inévitable. En travaillant depuis notre propre coin du monde, nous pourrions inventer de nouveaux modèles qui réconcilieraient la nécessité d'un échange interculturel avec celle de l'appartenance à un territoire.

Juste avant de quitter Auch, j'ai croisé un confrère dans la rue. « Où tu vas ? », m'a-t- il demandé. « Je rentre chez moi », ai-je dit. « Ah, et dans quel hôtel tu vas ? » m'a-t-il alors demandé. « Non, je rentre chez moi, à Stockholm. »

Kiki Muukkonen est directrice artistique du département circassien du centre culturel suédois Subtopia. Elle est responsable de la programmation nationale et internationale, des résidences, des projets de développement artistique, des séminaires et des relations internationales. Elle conseille également des artistes sur leurs projets. Depuis 2009, Kiki produit le festival Subcase et dirige le programme circassien de la salle Hangaren Subtopia. En 2019 elle crée le festival régional CirkusMania, dont la troisième édition aura lieu l’an prochain en février.