À la croisée du cirque et du métamodernisme : la pratique à l’aube d’une ère nouvelle 

Un article écrit par
Katharine Kavanagh
and edited by
Valentina Barone
06 décembre 2023

De grands noms ont été donnés aux principales tendances de la société et de la culture occidentales au cours des derniers siècles. Après le modernisme ou encore le postmodernisme, les philosophes et les théoriciens de la culture parlent aujourd’hui de notre époque actuelle comme d'un « métamodernisme émergent ». Comment le cirque s'inscrit-il dans cette évolution culturelle ? Qu'est-ce que cela signifie ? Katharine Kavanagh, autrice et chercheuse dans le domaine du cirque, présente quelques pistes actuelles sur la manière dont le cirque et le phénomène culturel métamoderne se rencontrent, sur la base d'un récent symposium qui a abordé le sujet. 

Le cirque a toujours été à l'avant-garde de nombreux changements culturels, exposant le public aux technologies, idées et possibilités émergentes grâce à ses productions itinérantes. Il semble logique qu'à l'aube du XXIe siècle, la structure croissante des sentiments dans les sociétés occidentales soit également abordée dans le domaine du cirque. Les spécialistes de la culture en Europe et en Amérique du Nord ont qualifié notre époque naissante de « métamoderne ». Tout comme la modernité a été suivie par la postmodernité au siècle dernier, la postmodernité fait maintenant place à la métamodernité. Le métamodernisme a d'abord fait l'objet d’un intérêt scientifique dans le domaine des études littéraires, mais il est aujourd'hui reconnu dans l'ensemble des arts visuels et du spectacle. Les caractéristiques de l’art métamoderne comprennent à la fois, d’un côté, le constructivisme optimiste et utopique de la modernité et, de l’autre côté, la déconstruction ironique et infinie du postmodernisme. Ce qui était considéré comme des pôles binaires est maintenant conceptualisé comme des positions sur un continuum partagé, qui peuvent être entrelacées ou — comme on le conçoit plus communément — basculer entre elles, à la manière d’une aiguille se déplaçant d’avant en arrière sur un cadran.

 

Le préfixe « méta » (du grec « metaxis ») signifie « entre », et la culture métamoderne oscille entre des éléments précédemment associés à l'un ou l'autre des anciens paradigmes distincts. Si cette explication générale semble trop vague, une citation des théoriciens influents Timotheus Vermeulen et Robin Van Den Akker peut aider à clarifier la situation. Pour eux, le métamodernisme « oscille entre un enthousiasme moderne et une ironie postmoderne, l'espoir et la mélancolie, la naïveté et la connaissance, l'empathie et l'apathie, l'unité et la pluralité, la totalité et la fragmentation, la pureté et l'ambiguïté »(1). Une autre façon de voir les choses — qui peut particulièrement s'appliquer aux contextes de cirque — est de considérer l’oscillation entre l'aliénation et l'affect : entre le spectacle d'un autre monde et la connexion humaine.

Le 26 mai 2023, le premier symposium mondial consacré au « cirque métamoderne » s'est tenu à Cardiff, au Pays de Galles, financé par l’AHRC South, West and Wales Doctoral Training Partnership, l'ESRC Wales Doctoral Training Partnership et la Cardiff University Doctoral Academy, en partenariat avec The Circus Diaries.

Discussion panel at The Metamodern Circus symposium © Andy Wain.

Le symposium The Metamodern Circus a été organisé par Thom Hamer et moi-même — tous·tes deux doctorant·e·s à l'université de Cardiff — dans le but de réunir des universitaires, des praticien·ne·s du cirque et des membres intéressé·e·s du public afin d'explorer la manière dont ces idées philosophiques et ces pratiques physiques se combinent dans le travail du cirque aujourd'hui.

En tant que nouvelle façon de penser la pratique du cirque, le métamodernisme offre actuellement de nombreuses façons de comprendre le travail qui est créé aujourd'hui et la façon dont il est accueilli par les publics contemporains. Le métamodernisme ne fournit pas de liste pratique de cases à cocher permettant de déterminer si quelque chose est définitivement métamoderne ou non. Mais cela fait partie de son charme. Dans la pensée métamoderne, la notion de paradoxe cède la place à une pensée « les deux-et » (« both/and »), où deux idées apparemment incompatibles sont maintenues simultanément de telle sorte qu'aucune n'annule l'autre, se combinant au contraire de manière nouvelle. Le paradoxe qui consiste à essayer d'éloigner notre moi humain d'une perspective de l'univers centrée sur l'être humain est un thème de plus en plus répandu parmi les praticien·ne·s de tous les domaines de la vie, et le cirque ne fait pas exception. 

Le métamodernisme semble impliquer une prise de recul qui nous permet d'adopter des perspectives et à la fois macro et micro sur des sujets complexes. Par écrit, cela se lit de manière assez brute et académique. Dans la pratique cependant, l'humour et la chaleur sont toujours au rendez-vous

Valentina Solari, jongleuse des pieds et trapéziste chilienne actuellement installée au Royaume-Uni, explore la théorie post-humaniste et les études critiques sur les plantes à travers sa performance et sa pratique de recherche de la jonglerie végétale, ou « Plant-Juggling ». Elle tente de créer un duo avec des plantes vivantes d'une manière qui les reconnaît et les respecte comme étant plus que des accessoires inanimés. La sincérité avec laquelle on essaie de comprendre et de faciliter la volonté d'une plante — ou de tout autre partenaire de performance non humain — tout en sachant ironiquement que cela ne sera jamais possible, nous donne une expérience pratique de la sensibilité métamoderne.
 
Les pratiques métamodernes peuvent également être observées dans le nombre croissant de compagnies de cirque européennes qui rejettent les conventions de la performance basée sur le théâtre (établies dans le travail des diplômé·e·s des écoles de cirque au cours des 30 dernières années) et des productions de chapiteaux classiques ancrées dans le milieu et la fin du XXe siècle. Au contraire, ces nouvelles compagnies combinent des éléments des deux pratiques, créant des spectacles qui divertissent le grand public tout en donnant matière à réflexion par le biais d'exemples et de références à la culture populaire.

Le Revel Puck Circus, au Royaume-Uni, en est la parfaite illustration. La compagnie se produit sous son propre chapiteau, présentant des numéros spectaculaires dans des formats variés, dans un désir profond de révéler la condition humaine et de créer un changement positif à long terme. Forte d'une formation classique en école de cirque, la compagnie a cherché des conseils pratiques auprès d'organisations de cirque sous chapiteau connues de longue date afin de développer ses compétences en matière de production sous chapiteau et de marketing auprès d'un public peu habitué aux arts traditionnels. Elle est animée par une volonté de communauté artistique et de démocratie, face à des systèmes de financement bureaucratiques et à une industrie artistique dominante et renfermée sur elle-même. Des approches et des systèmes de valeurs similaires peuvent être observé·e·s dans le travail de compagnies telles que Circus I Love You, Cirque La Compagnie, Collectif Malunés, Cirque Pardi!, Station Circus et Zirkus FahrAway.

Luke Hallgarten, Artistic Director of Revel Puck Circus, presents at The Metamodern Circus symposium in May 2023 © Andy Wain

Tom Drayton, docteur de l’université de Londres-Est, décrit les pratiques de performance métamodernes comme une réaction aux multiples dangers de l'urgence climatique, des krachs boursiers et des politiques de plus en plus extrémistes auxquels les milléniaux·ales ont été confronté·e·s en entrant dans l'âge adulte. Le cirque métamoderne reconnaît l'horreur du monde et n'essaie ni de la cacher, ni d'y céder. Selon les termes de Tom, ce cirque « offre une connexion, un affect et un espoir à travers, au sein de et entre la déconnexion, la désaffection et le désespoir ».

En dehors de cette positivité, il convient toutefois de se pencher sur une question importante, celle du danger qui se cache derrière la pensée « les deux-et » du métamodernisme. Cette version où l’on peut avoir « le beurre et l’argent du beurre » permet à des points de vue extrémistes de se faire passer pour de « simples plaisanteries » et de conduire à des voies perfides de radicalisation. N'oublions pas, cependant, que l'un des outils les plus puissants de l'arsenal de l'artiste de cirque a toujours été la présentation du risque — illustrant la capacité humaine à surmonter des situations dangereuses grâce à une technique habile. Je suis impatiente de découvrir comment les artistes-interprètes aborderont ce nouveau danger dans leur travail au cours des prochaines années.
 
Une exploration de la manière dont le cirque « les deux-et » pourrait changer le monde — face à une politique de plus en plus polarisée et à la dissidence oppositionnelle — fait partie de l'ordre du jour d'un séminaire à venir lors du New Horizons Summit à Lund (Suède) en décembre prochain. New Horizons, produit par la plateforme de mise en réseau Cirkus Syd, est un programme d'ateliers, de spectacles et de conférences destiné aux personnes intéressées par l'avenir du cirque. Au cours du séminaire, nous réfléchirons aux différentes conclusions tirées du symposium The Metamodern Circus en les combinant avec des éléments de mon propre doctorat sur la manière dont la valeur de l'expérience du public du cirque est représentée au Royaume-Uni, afin de dégager certaines des implications de ce nouveau paradigme.
 

Documentation booklets © The Circus Diaries

L'une des principales façons de penser le cirque au XXIe siècle est de le reconnaître comme étant à la fois vraiment fantastique et fantastiquement réel, comme le reflète le titre d'un nouveau livret créé par les participants à la journée du symposium.

Pour les créateur·rice·s dont les méthodes de travail sont en accord avec cet article, il peut être utile de se sentir connecté·e à une tendance plus large de la culture et de la société qui commence à expliquer certaines des contradictions apparentes coexistant dans le travail métamoderne. Pour les producteur·rice·s et les programmateur·rice·s, il peut être utile de reconnaître un langage commun qui peut être utilisé pour identifier et discuter de ces tendances. Pour les universitaires, cette nouvelle trajectoire d'exploration du cirque promet d'être passionnante et fructueuse. Enfin, pour tous·tes celleux qui vivent au XXIe siècle, une nouvelle façon de comprendre le monde qui nous entoure peut contribuer à apaiser certaines de nos angoisses postmodernes et nous permettre d'envisager l'avenir avec plus d'espoir. 

1. T. Vermeulen, et R. Van Den Akker, 2010. « Notes on Metamodernism », in Journal of Aesthetics & Culture, 2(1).
2. T. Drayton, Metamodernism in Contemporary British Theatre: A politics of hope/lessness (à paraître). 
 
 

 Katharine Kavanagh est une écrivaine spécialisée dans le cirque qui termine actuellement un doctorat sur les représentations linguistiques de l'expérience du public du cirque britannique à l'université de Cardiff (Pays de Galles). Elle a fondé la plateforme en ligne The Circus Diaries en 2013 et enseigne la critique et l'analyse du cirque, à la fois dans des écoles de cirque et de manière indépendante. En tant que freelance, elle travaille également à l'élaboration de demandes de financement et de rapports d'évaluation, à la création de descriptions audio et à la promotion du cirque du XXIe siècle dans la mesure du possible.

 

Valentina Barone est une gestionnaire culturelle et éditrice indépendante, spécialisée dans le secteur du cirque contemporain et du spectacle vivant. Depuis 2021, elle est directrice des relations internationales du CircusDanceFestival à Cologne (Allemagne). Elle est titulaire d’un BA en Techniques du spectacle vivant ainsi qu’un Master en design relationnel. Elle collabore avec le réseau international Circostrada (France) et est membre active de la Cirkus Syd’ Circus Thinkers Platform (Suède). Valentina est la coordinatrice de la plateforme numérique internationale Around About Circus.