Que signifient pour vous « le/s corps divers » ?
L’inclusion et la représentation d’individus ayant des identités, des origines et des attributs physiques différents sont ce que je considère comme des « corps divers » en général, mais aussi dans les pratiques performatives. Il s’agit d’une reconnaissance et d’une célébration du large éventail d’expériences, de perspectives et de capacités qui existent au sein de la population humaine. L’image du corps idéal a été créée par les médias en fonction des ventes des entreprises. Chaque période de l’histoire trouve sa propre image du corps idéal. Il s’agit de modèles de normes de beauté et nous tombons souvent, consciemment ou inconsciemment, dans le piège de la classification des corps selon ces normes. Les mêmes paramètres sont souvent utilisés pour déterminer le succès — qui nous fait nous sentir attirants ou non, qui nous donne confiance ou non. Cette image du corps idéal est unidimensionnelle et célèbre uniquement la jeunesse, comme si le vieillissement n’existait pas. La diversité est source de richesse. Embrasser différentes origines raciales et ethniques, être transgenre, non binaire ou non conforme au genre, ou encore valoriser toutes les tailles et formes de corps ainsi qu’un large éventail de capacités physiques et cognitives et de groupes d’âge, permet une représentation plus riche et plus authentique de l’expérience humaine. Cette ouverture favorise l’empathie, la compréhension et les liens entre les artistes et le public. Chaque corps est un « bon » corps, c’est ce qui le rend intéressant. Un corps conscient, dépendant du décompte des années, mais en présence constante du partage de ce qu’est un « beau » corps. Le corps est une force et aussi un miroir de nos habitudes, de nos connaissances et de nos souvenirs. Les corps. Ils sont différents. Aucun corps n’est identique. Il n’y a pas deux esprits qui pensent de la même manière. Alors, comment créer des normes ? Célébrons la diversité !
Dans votre projet An Object is transferring into the Subject #SPINE, vous donnez la priorité à la spécificité de chaque corps et vous considérez la diversité comme un élément positif. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre exploration de ce concept dans cette œuvre en particulier ?
Le corps est notre essence. Nous partons du corps et, à la fin, ce corps est la seule chose qui nous reste. Il n’y a pas de nous sans le corps. C’est un organisme vivant qui se remodèle en fonction de ses utilisations. Tout comme l’eau prend forme en fonction de ses limites, le corps utilise le poids et se remodèle activement en fonction de son flux par rapport à l’axe central. Je commence par mon propre corps. Mon corps est extrêmement performant sur le plan physique — et, en même temps, ses déformations sont très spécifiques. Ce qui est un simple mouvement pour d’autres interprètes est un obstacle pour moi. Cela m’empêche parfois de faire mon travail. Cependant, chaque organisme est spécifique et a ses propres limites. L’idée de ma performance An Object is transferring into the Subject #SPINE est de faire prendre conscience au·à la spectateur·rice de son propre corps à travers l’observation et la perception des possibilités et des limites d’un autre corps spécifique. Aucun des corps n’est idéal, mais ils sont parfaits tels qu’ils sont. Le corps féminin — le mien — effectue des actions apparemment simples qui sont extrêmement douloureuses pour ce corps particulier. L’accent est mis sur les possibilités et les limites définies par la douleur. Je place mon corps comme un objet dans l’espace, en dissociant les parties du corps en mouvement et en les explorant individuellement, à la recherche de leurs potentiels spécifiques et de leurs seuils de douleur. Chaque partie du corps est d’abord traitée comme une couche unique, puis les couches sont réunies dans un travail à multiples facettes, comme un tout reconstruit, ouvrant de nouvelles possibilités de mouvement. En objectivant et en dissociant mon corps en plusieurs parties, je cherche une « voie synthétique » vers le sujet : moi-même. La scission entre le sujet (l’observateur·rice) et l’objet (l’observé·e) a lieu à l’intérieur même du sujet, et est transmise dans le corps pour être vue par le public. Je m’oriente vers la subjectivité individuelle de mon corps, en partant du mouvement mécanique du corps-objet. À travers chaque couche du corps, le sujet émerge et communique. En général, dans tous mes travaux, je mets l’accent sur l’individualité et le caractère unique de chaque personne impliquée. Les restrictions sont considérées comme autant d’opportunités de trouver des moyens uniques de se déplacer.
En tant qu’artiste de cirque contemporain, spécialisée dans le tissu aérien, mais aussi en tant qu’interprète de danse, quelle est votre attitude et celle de vos pair·e·s à l’égard du thème du vieillissement dans les arts du spectacle, et cela se traduit-il concrètement dans votre pratique artistique ? Si oui, comment ?
J’ai franchi le cap de la quarantaine, et la sagesse populaire veut qu’un·e artiste de cirque ou de danse soit actif·ve jusqu’à 35, voire 40 ans, puis ne soit plus en mesure de se produire en raison des blessures accumulées, de l’usure du corps, ou simplement de l’âge. Mais d’un autre côté, sur les réseaux sociaux, nous voyons de plus en plus de personnes de 90 ans danser et faire de la gymnastique exigeante. Nous utilisons le corps, qui est l’essence même de notre existence. Il semble qu’en accumulant la connaissance et la pratique sur tant d’années, nous puissions devenir des experts du corps. Je pense donc qu’en vieillissant, nous devenons de plus en plus des connaisseur·euse·s de ce même corps. Nous nous appuyons davantage sur la technique et, dans l’idéal, nous avons une meilleure compréhension de notre corps par rapport à notre pratique et aux changements qui s’opèrent. En tout cas, mon travail est basé sur cette thèse. En écoutant le corps et les impossibilités, j’essaie de les transformer en possibilités. La question est également de savoir quels sont nos paramètres, nos possibilités et nos attentes en matière de vieillissement. Aussi, comment s’adapter individuellement à ces changements ? Maintenant que j’ai passé la quarantaine et que je joue un projet de toute une vie — An Object is transferring into the Subject #SPINE — je suis confrontée à cette question en ce moment même. Comment le corps change-t-il avec le temps ? J’ai commencé le projet en 2013 et je l’ai présenté en 2015. Cette année, je l’ai joué deux fois après une pause de cinq ans. Il était étonnamment agréable pour moi de rejouer et de voir comment je peux appliquer les connaissances que j’ai acquises au cours des cinq dernières années. Je m’exprime de plus en plus clairement dans mon travail avec le corps, je parviens à mieux isoler les parties, à déplacer des unités encore plus petites. Je suis plus persévérante et j’observe donc l’évolution du travail et de mes limites. J’ai l’intention de poursuivre le projet jusqu’à la fin de ma vie et d’enregistrer l’évolution et les changements à l’aide d’un appareil photo. Le vieillissement dans les arts du spectacle est un parcours complexe et individuel. Il s’agit de s’adapter aux changements physiques, d’adopter de nouvelles orientations artistiques et de continuer à contribuer à la forme d’art de manière significative. En reconnaissant et en valorisant les contributions des artistes vieillissant·e·s, la communauté des arts du spectacle peut favoriser un paysage plus inclusif et plus diversifié qui célèbre les artistes à tous les stades de leur carrière.
Que ce soit à travers vos créations personnelles solo ou à travers la performance in situ, vous explorez le thème de la douleur et du toucher, ainsi que la relation entre le corps et l’espace. Pourquoi était-ce si important pour vous d’inclure et de vous connecter à d’autres êtres vivants dans vos créations circassiennes ?
Dans ma performance solo An Object is transferring into the Subject #SPINE, j’explore le thème de la douleur, de l’endurance et du toucher. L’accent est mis sur la déformation de mon corps. Je m’en sers pour créer des mouvements. Il est constitué par la fonctionnalité pure du corps concret, c’est-à-dire l’incapacité du corps concret à effectuer certains mouvements. Le point de départ est la prise de conscience de l’organisme complexe qu’est le corps lui-même — en partant de mouvements simples pour arriver à des mouvements de plus en plus complexes. La douleur est palpable et omniprésente, et par l’action, je repousse les limites de l’endurance. L’idée est de trouver une issue à la douleur et d’améliorer l’articulation du corps à l’aide du mouvement. L’endurance d’un corps et l’espace sont des thèmes que j’aborde également dans mes autres projets, en particulier The Heat, If I Play a New Game et The Thin Line. Je veux explorer l’intangible, la dissolution des formes et une atmosphère. Je m’intéresse à l’espace créé et à son caractère en constante évolution. Par ailleurs, je définis l’espace comme universel, vide. Le sens est inscrit chez le spectateur et établi par l’acte de représentation. Une action physique réaliste attire les spectateurs dans l’espace de la performance, leur permettant de devenir des participants empathiques. The Thin Line développe principalement le travail participatif sollicitant l’empathie du·de la spectateur·rice. Dans toutes les œuvres mentionnées, l’espace n’est pas seulement physique, mais aussi imaginaire, sensoriel et dirigé par le regard de chaque individu. Cet espace, observé sous de nombreux angles, ouvre une nouvelle vision et une nouvelle interprétation pour chaque spectateur·rice. Par exemple, The Thin Line et If I Play a New Game sont des pratiques qui continuent à ajouter de nouvelles couches d’interprétation et de performance avec chaque nouvelle œuvre et chaque nouvel acte de performance.
Quand vous performez, quelle réaction recevez-vous de la part du public ?
Le public. Plus la performance est subtile, plus il respire avec moi, plus la performance est silencieuse, plus il veille à ne pas faire de bruit, plus il contrôle l’intensité et reflète les articulations du corps. Mes spectacles sont sensoriels. Ils occupent l’ensemble du corps et mettent en action les cellules migratrices. Ils ne sont ni rationnels ni codés. Ils sont constitués d’une multiplication d’intro-(impro)-spections axées sur la présence performative, créant des événements spatio-temporels qui forment leur propre langage de processus et leur propre méthode d’expression. Le sens est donné par le·la spectateur·rice. Il ne peut exister que dans un contexte, et le contexte de chaque spectateur·rice est la principale chose que sa propre mémoire lui fournit. Je travaille au développement d’un système de composition en temps réel dans lequel l’interprète exécute une action ou un acte qui n’est pas chargé·e d’une signification claire et logique, symbolique ou fictive. Il s’agit de reconnaître chaque individu dans l’espace et de rechercher la rencontre entre l’émetteur·rice et le·la récepteur·rice, un espace que tous·tes deux créent ensemble. En fin de compte, ce qui m’intéresse, c’est ce que nous avons créé ensemble.
Nikolina Komljenović est titulaire d’une maîtrise en histoire de l’art et en littérature comparée de la faculté des sciences humaines et sociales de l’université de Zagreb. Elle est interprète, chorégraphe, voltigeuse, danseuse contemporaine, pédagogue et productrice de l’association ekscena (Eksperimentala slobodna scena, scène libre expérimentale). Elle s’intéresse principalement à l’idée de la performativité du corps en tant que sujet, explorant les notions de mouvement, de regard, de voix, de présence, d’espace, de temps, de lumière et de relation aux niveaux moléculaire, expérientiel et relationnel. Nikolina aborde son travail dans un dialogue entre tous ces éléments directement sur scène.