Que signifie pour vous l’expression « corps divers » ?
L’expression « corps divers » signifie pour moi l’unicité, la beauté de la diversité, l’inclusion et l’acceptation, tout en reconnaissant les différences. Je peux facilement faire le lien avec la diversité des sons, le monde des sons. En tant que compositrice acousmatique, mon travail sur les sons m’a appris à être encore plus attentive aux différentes textures, formes et tailles de sons. Mon processus de travail commence par la compréhension de ces différences, de ces caractères, de ces personnalités sonores. Il se poursuit par l’exploration de nouvelles textures jusqu’à la création de la pièce — dont les différentes couches sont composées de tous les sons dont je dispose, des plus petits, microscopiques et infimes jusqu’aux sons lourds, profonds et graves. Au final, ce processus devient une célébration de la diversité, car chaque son apporte quelque chose d’unique à l’ensemble (à la composition) — comme pour les corps, les personnalités, les capacités et les handicaps. Nous devons comprendre que nous avons tous des corps différents, qu’il s’agisse de fluidité ou de limitations physiques. Mon objectif, en tant que compositrice, consiste à créer une musique qui tienne compte de ces dif- férences et qui permette à « chaque corps » de faire partie de l’ensemble. Qu’une personne fasse l’expérience de la musique à travers ses oreilles, sa peau ou son cœur, la contribution mais aussi la perception de chacun·e sont significatives et font partie intégrante de l’expérience globale. Ces dernières années, je me suis concentrée sur le changement climatique et sur l’exploration de nouvelles façons de vivre la musique et de permettre à chacun·e de s’engager et de faire partie de la musique, quel·le·s que soient ses capacités ou ses antécédents perceptif·ve·s. Mon travail invite à faire l’expérience de la musique non seulement par des moyens auditifs, mais aussi par d’autres sens. Nous percevons tous la musique différemment. Chaque individu est différent. Tout le monde ne peut pas écouter comme vous. Tout le monde ne peut pas percevoir comme vous. En incorporant différentes expériences sensorielles, je crée une musique qui est inclusive et accessible à un public plus large.
Vous êtes artiste associée IN SITU dans le cadre du projet (UN) COMMON SPACES. Quel est votre rôle ? Comment a-t-il enrichi votre pratique artistique ?
Le fait d’être artiste associée IN SITU dans le cadre du projet (UN) COMMON SPACES a ouvert de nouvelles portes à l’expérience de travail et de connexion aux créations dans les espaces publics. J’ai suivi une formation classique de compositrice de musique instrumentale, mixte et acousmatique, et j’ai donc grandi en écoutant et en jouant mes œuvres à l’intérieur, dans des salles de concert, des théâtres et des espaces fermés. Lorsque j’ai été invitée à devenir artiste associée IN SITU et à créer des œuvres dans l’espace public, un monde de pensée complètement différent s’est ouvert à moi. J’y ai découvert une nouvelle façon de travailler, mais aussi l’importance du lien créé avec le public. J’ai également compris comment la présence et les interactions de l’audience pouvaient changer mon point de vue ainsi que ma façon de penser et de créer. Au final, ce monde proposait également une connexion plus profonde avec la nature, la ville, l’exploration et la recherche entre le monde sonore intérieur et extérieur. Entre 2020 et aujourd’hui, j’ai eu l’occasion de collaborer avec d’autres artistes du réseau, comme Zineb Benzekri avec qui nous avons travaillé sur le projet INSANE — un projet participatif et immersif mêlant installations, paysages sonores et performances. J’ai également eu l’opportunité de présenter mon travail dans de nombreux festivals partenaires d’IN SITU, y compris lors de premières au Kosovo dans le cadre du Hapu Festival à Pristina. Après tout, créer, c’est essentiellement se concentrer sur la plateforme pour collaborer, être en contact avec les publics européens et être présent·e à l’échelle européenne. Le fait d’être artiste et directrice d’un festival de musique — le ReMusica Festival — depuis plusieurs années, mais aussi de coordonner le Fonds européen des festivals pour les artistes émergents (EFFEA) au sein de l’Association européenne des festivals (EFA) m’a aidée à voir et à analyser les deux côtés de la médaille. J’ai pu constater que le réseautage et les échanges ouvrent la voie à des possibilités de coopération nouvelles et créatives, ainsi qu’à une collaboration entre programmateur·rice·s et artistes.
Votre travail artistique s’articule autour de préoccupations sociales actuelles. Qu’est-ce qui transparaît en premier dans votre processus de création ? Votre approche artistique prédomine-t-elle, ou votre travail est-il axé sur le message social que vous voulez transmettre ?
Je dirais les deux, car cela dépend vraiment du contexte. En tant que compositrice également engagée dans la musique pour le théâtre et le cinéma, mais aussi en tant que membre de la FeBeME, je reçois de nombreuses invitations à composer pour différentes occasions. Dans ces cas précis, c’est le contexte qui définit le processus de travail. Dans d’autres cas, comme lors de mes recherches, je me suis concentrée sur trois thèmes spécifiques : le changement climatique, les expériences sonores pour la communauté sourde et des œuvres visuelles. Plutôt que de me mettre directement au travail, j’ai fait des recherches, discuté, lu, écouté et réfléchi en amont et je n’étais jamais sûre que ce que je créais aurait un impact plus tard ou non. Le processus est toujours amusant. J’aime collecter des matériaux sonores, traiter les sons, changer la forme d’un son, travailler par couches, trouver de nouveaux matériaux, des formes sonores et des textures différentes, puis, petit à petit, commencer à construire. Au fur et à mesure que je façonne et crée une œuvre, je deviens plus exigeante sur la dramaturgie, les détails techniques et la logique de l’œuvre.
Vous développez actuellement le projet « Lament of the Earth », un cycle d’œuvres audiovisuelles abordant le thème du changement climatique et des expériences sonores pour la communauté sourde en combinant la langue des signes et la danse. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet et sur les objectifs que vous souhaitez atteindre ? Selon vous, comment le public s’engagera-t-il dans ce projet ?
L’idée de « Lament of the Earth » est née lorsque j’ai vu les « bandes de réchauffement », ces graphiques qui représentent visuellement les changements de température à long terme à la surface de la Terre. La pièce initiale de la complainte, une pièce acousmatique, a été créée à partir de ces graphiques. Le texte « Cry of the Earth » de la dramaturge Doruntina Basha, porté par la soprano, la langue des signes, la danse et l’immense costume représentant la Terre, est un élément qui est venu plus tard. Le processus a été très long et a comporté de nombreux ateliers, dont celui que j’ai organisé avec la communauté sourde lors du Pergine Festival en Italie et du Hapu Festival au Kosovo. L’exploration de nouveaux modes de perception m’a beaucoup aidée à prendre conscience que je voulais me concentrer sur l’inclusion et créer des œuvres ouvertes à tous pour un public plus large, sans aucune restriction ni condition spécifique requise pour être engagé·e. Mon objectif, avec ce cycle d’œuvres visuelles, est de transmettre l’émotion et l’expérience des sons à travers les mouvements, la danse et le « vernaculaire visuel ». Mes collègues de la communauté sourde, présent·e·s lors de la première de « Lament of the Earth » au Kosovo et qui sont venu·e·s me féliciter avec un grand sourire, m’ont remplie de joie. Il ne s’agit pas d’un projet créé pour elleux, mais d’un projet que nous avons créé ensemble. En fin de compte, le projet a eu un impact énorme, plus important que je ne l’avais imaginé.
Diriez-vous qu’actuellement, l’inclusion et la connexion à un public varié sont des sujets abordés par une majorité d’artistes autour de vous ? Si oui, pourquoi ?
Si nous parlons du changement climatique, c’est qu’il s’agit d’un sujet d’actualité et d’un avertissement pour chacun·e d’entre nous. En tant qu’êtres vivants sur cette Terre, nous devons réagir et prendre des mesures le plus rapidement possible. En ce qui concerne la communauté sourde, la ligne est mince… Je n’aime pas définir et catégoriser les différences. En tant qu’être humain de ce monde, je vois plus loin : l’inclusion signifie embrasser les différences, et nous n’y parviendrons que lorsque nous cesserons de catégoriser et d’étiqueter, lorsque nous embrasserons toute forme de diversité, lorsque nous lèverons les barrières et permettrons une meilleure et libre circulation entre les pays.
Donika Rudi est une compositrice kosovare basée à Bruxelles, spécialisée dans la musique acousmatique et électroacoustique. Depuis 2010, elle est directrice artistique du ReMusica Festival au Kosovo. Elle est en outre artiste associée IN SITU, plateforme européenne pour la création artistique en espace public dirigée par Lieux publics (2020-2024). Elle travaille également comme coordinatrice du Fonds européen des festivals pour les artistes émergents (EFFEA) au sein de l’EFA. Enfin, elle est membre en tant que compositrice de la FeBeME (Fédération belge de musique électroacoustique) et de la CEC (Communauté électroacoustique canadienne).