Que signifient pour vous « le/s corps divers » ?
darya efrat: Lorsque je pense à la diversité des corps, je pense à l'histoire. Des corps qui traversent le temps, des corps qui se déplacent entre deux espaces, des corps qui portent les traces d'autres corps, des corps qui ne sont pas vus. Je pense également à la façon dont ces corps divers se rencontrent et où, et à la façon dont, malgré les nombreuses différences apparentes, ils sont en fait similaires à bien des égards. En outre, je réfléchis à la notion de "corps" et à la façon dont la perception dominante de celui-ci — comme une entité constante et stable — doit être remise en question. La diversité fait partie intégrante du corps, qui est en perpétuel mouvement et présente des contradictions internes. Cette diversité doit être célébrée. Une image qui vient à l'esprit est celle de la diversité dissonante dans un wagon de métro, avec sa collection de corps qui se dirigent tous dans la même direction — mais chacun avec son propre motif, son itinéraire prévu et sa destination souhaitée. En prolongeant cette métaphore, la collection cacophonique de voyageurs a besoin de la facilitation du wagon de métro et de sa structure pour coexister, et donc la considération de l'accessibilité doit aller de pair avec le travail impliquant de/s corps divers.
Diana Niepce : Je crois que le secteur culturel apprend encore à travailler avec les notions de diversité. Il cherche encore à créer des pratiques professionnelles plus accessibles et plus équitables. Dans le domaine du spectacle vivant, le corps a été façonné selon une norme, qui est souvent validiste. Or, détruire les modèles systémiques implique un état de révolution et de violence. Exister dans un corps hors norme, c’est exister dans un état de révolution. Il y aura toujours mon corps et le corps de l’autre, qui diffèreront toujours, par leur expérience et leur spécificité propres. Cependant, nous ne devons pas oublier que chacun·e vit le monde à travers sa propre expérience, les obstacles que l’autre doit surmonter sont donc invisibles à nos yeux. Cela explique pourquoi les discours d’oppression et d’exclusion sont souvent acceptés, bien qu’ils négligent l’impact qu’ils ont sur l’autre et sur la société. Il est très dangereux de parler de diversité tout en oubliant que nous ne vivons pas tous·tes la même chose, que les lieux de réflexion sur la création artistique sont encore conçus selon une norme, qui exclut celleux qui n’y correspondent pas.
Qu’est-ce qui apparaît en premier dans votre processus de création ? Votre approche artistique prédomine-t-elle, ou votre travail est-il axé sur le message social que vous voulez transmettre ?
DN : Mes pratiques et mes créations naissent de conflits internes et sociaux. Je passe beaucoup de temps seule à faire des recherches, à vivre au sein de ces conflits et à faire œuvre de résistance. Ainsi, des mois plus tard, lorsque j’arrive au studio, j’ai déjà beaucoup de matière pour travailler. Cependant, mes travaux portent sur l’existentialisme et sur l’observation, d’un point de vue philosophique, des normes les plus répandues dans la société. À partir du moment où je suis au studio et où j’impose dans une pratique des conflits issus de l’abstraction et de la philosophie, tout devient un jeu avec les limites. Le message et le concept suivent leur propre chemin, qui émerge souvent du dépouillement et de l’élimination du superflu jusqu’à ce que seules demeurent l’essence et l’authenticité de l’action. Travailler sur les conflits consistant souvent à résoudre des problèmes, je passe beaucoup de temps à résoudre des problèmes dans le processus de création, en tenant compte du fait que nombre d’entre eux naissent de l’incompréhension des autres envers mon propre corps, qui diffère du leur.
de : Je m'identifie tout à fait à l'idée de la résolution de problèmes — elle est très présente dans les processus et les pratiques que j'ai également adoptées. J'ai simplement appelé cela "trouver des solutions" ou "chercher des solutions" (un changement terminologique que j'essaie d'introduire dans ma pratique). Lorsque je crée une œuvre, je me trouve souvent dans une négociation constante avec des limites, et c'est dans ces "recherches de solutions" que l'idée artistique s'enchevêtre avec le désir de transmettre un message. Pour moi, le message fait partie intégrante du processus, il en est même inséparable, et je m'efforce — tout en étant conscient des contraintes — de trouver des solutions qui préservent cette intégrité. L'approche artistique est intimement liée à l'idée qui sous- tend l'œuvre. Comme vous, Diana, je passe beaucoup de temps à réfléchir, à planifier et à me préparer seule, afin de m'assurer qu'une fois que d'autres personnes sont invitées, je peux offrir ou proposer le cadre et les conditions que j'estime essentiels pour créer un environnement et un processus de travail sûrs, bienveillants, fructueux et agréables. Je n'y parviens pas toujours, mais la création et la mise en place de ces conditions sont fondamentales.
Pensez-vous qu’il est de la responsabilité des artistes de sensibiliser à ces sujets ? L’intégration de la diversité dans le cirque contemporain et les arts de la rue peut-elle apporter des changements durables ?
de : Je pense qu'il s'agit là d'une question pertinente. La sensibilisation est vitale et la réponse est donc simple : "Oui. Cependant, je pense également que la sensibilisation peut prendre de nombreuses formes différentes, et pas seulement en abordant des sujets explicites. La sensibilisation peut être réalisée par la multiplicité des méthodes de travail. La responsabilité de la sensibilisation ne devrait pas reposer uniquement sur les épaules des artistes, mais plutôt être prise en considération par d'autres personnes impliquées dans le processus de création artistique, y compris les programmateurs et les producteurs. Comment la diversité et d'autres questions urgentes peuvent-elles être incluses dans le processus de création d'une œuvre ? Comment penser la diversité non seulement en termes de corps, mais aussi en termes de méthodes, de contextes, d'accessibilité, de relations et de structures de pouvoir, ainsi que d'esthétique ? Comment la multiplicité peut-elle faire partie intégrante de l'ensemble du processus dès sa création ? Je pense que si ces questions étaient posées, un changement s'opérerait, qui s'éloignerait du produit final singulier pour inclure une relation stratifiée et diversifiée au processus de création d'un travail artistique et de son partage avec d'autres.
DN : Je crois que la responsabilité sociale implique de rendre le monde accessible à tous·tes. Ces causes ne peuvent pas uniquement être la responsabilité des opprimé·e·s. Les institutions et le reste de l’industrie ont aussi la responsabilité de rendre leurs œuvres accessibles à tout le monde. Sinon, nous discriminons une partie de la population. Il n’y a pas si longtemps, j’ai entendu parler d’artistes qui refusaient d’utiliser la langue des signes car elle « gâchait leur travail » et affirmaient qu’aucune personne dans un fauteuil roulant ne serait intéressée par leur œuvre. J’estime que ces actes de discrimination devraient avoir des conséquences, et qu’il est de notre responsabilité de changer les modèles systémiques liés à la création. Il faut allouer plus de temps à la création, utiliser différentes ressources pour rendre l’œuvre accessible à tous·tes, les espaces de création et de représentation ont l’obligation d’être accessibles aussi bien au public qu’à l’artiste. Nous sommes épuisé·e·s par ces ac- tions de sensibilisation, nous voulons voir opérer des changements et être représenté·e·s par des personnes is- sues de la communauté elle-même.
Comment le public local a-t-il accueilli vos projets ? Avez-vous relevé des différences en fonction du pays de la tournée ? Si oui, quels sont les principaux défis auxquels vous êtes régulièrement confrontées lors de vos tournées ou de la production d’un projet ?
DN : Le public a toujours une réaction très émotionnelle et démonstrative face à mes créations. Je suppose que leur authenticité et leur exposition génèrent et attisent des tensions qui favorisent l’empathie, et que travailler en tenant compte des risques, sur un corps habituellement considéré comme fragile, nous oblige à repenser notre propre condition de spectateur·rice. Produire ou diffuser des projets signés par des artistes handicapé·e·s implique encore aujourd’hui une lutte active pour faire valoir leurs droits du travail. Les espaces de répétition ne sont toujours pas accessibles à 100 % en ce qui concerne la circulation. Les ressources en langue des signes permettant de travailler avec la communauté sourde coûtent cher et il n’existe pas de financements spécifiques pour travailler avec un·e artiste sourd·e ou mettre en œuvre ces ressources dans la représentation. Il n’y a pas de financement pour l’audiodescription ni pour les assistant·e·s personnel·le·s ou de création, et l’inexistence de ces ressources induit un déséquilibre dans le processus d’égalité lié à la création artistique.
de : Bien entendu, je ne suis pas confrontée aux défis que Diana mentionne en matière de production artistique. Néanmoins, je peux comprendre certaines difficultés liées à la réalisation d'un projet artistique. Cela demande d'énormes efforts, et c'est particulièrement difficile pour les artistes indépendants. Je consacre un temps disproportionné aux activités de production, qu'il s'agisse de demandes de financement, de résidences, d'appels ouverts, de festivals ou d'expositions. Il y a tant de travail à faire pour maintenir le processus artistique lui-même et le partager avec le public. Mes rencontres et mes échanges avec de nombreux autres créatifs confirment qu'il s'agit d'une expérience partagée, et je dirais que l'un des principaux problèmes découle de la manière dont cette question est formulée. Les artistes doivent pouvoir se concentrer sur le contenu et la pratique, plutôt que d'assumer des responsabilités de production. J'ai parfois entendu dans des panels de discussion lors de festivals et de conférences que s'il y avait plus de producteurs, la situation s'améliorerait. Mais qui prendrait en charge leurs coûts ? À l'heure actuelle, les dépenses sont supportées par les artistes. Cette situation n'est pas viable et doit être modifiée. En ce qui concerne les tournées, je n'ai pas beaucoup d'expérience dans ce domaine, en partie à cause des défis mentionnés ci-dessus. Jusqu'à présent, j'ai principalement partagé mon travail dans des contextes où j'avais des affinités locales. J'aimerais partager mon travail plus largement, mais comme ma pratique est orientée vers la communauté et la participation et qu'elle est conçue pour être aussi respectueuse de l'environnement que possible, travailler localement est es- sentiel. Les modèles actuels de tournée et de production tendent à promouvoir des processus rapides et à court terme. Je reconnais que la situation évolue progressivement ; cependant, compte tenu des préoccupations environnementales et des ressources (physiques et émotionnelles) des artistes, j'invite
darya efrat réalise des performances et des installations qui se déplacent avec, entre et en relation avec l'espace, le matériel et les autres. Issues d'histoires violentes et de migrations multigénérationnelles, les œuvres tentent de réconcilier les questions d'identité, de genre et d'appartenance. Elles sont développées entre Jérusalem, New York, Porto, Stockholm et Zagreb. La pratique a été nourrie par de nombreuses personnes tout au long du parcours, ainsi qu'aux départements d'arts visuels et d'anthropologie de l'université Columbia de New York. Plus récemment, elle a été soutenue par le Master en nouvelles pratiques performatives de l'Université des arts de Stockholm.
Diana Niepce est danseuse, chorégraphe et écrivaine. Créatrice des pièces "Raw a Nude" (2019) avec Mariana Tengner Barros, "12 979 Days" (2019), "Duet" (2020), "T4" (2020), "Anda, Diana" (Prix SPA, 2021) et "The other side of dance" (2022). En tant que danseuse et interprète contemporaine, elle a collaboré avec des artistes nationaux et internationaux. Curatrice de formations pour artistes handicapés et non handicapés et chercheuse sur les corps non normatifs dans la danse. Auteur de "Anda, Diana" et de la nouvelle pour enfants "Bayadére".