(Re)découvrez le travail de l'artiste lituanienne Marija Baranauskaitė à travers l'entretien qui a fait partie de Living Body/ies, la première publication annuelle de Circostrada. Le spectacle Duck sera présenté au CircusDanceFestival à Cologne fin mai 2023, tout comme un documentaire sur le projet qui sera présenté lors du programme des soirées cinéma.
Que signifie pour vous « corps vivants » ?
Ces quatre dernières années, j’ai fortement orienté ma recherche artistique sur la notion des corps inanimés. Mes spectacles n’étaient pas destinés à un public d’êtres humains, mais d’objets. Paradoxalement, l’exploration des corps non vivants – des canapés, par exemple– m’a permis, à moi et à d’autres humains, de mieux comprendre ce qu’est un corps vivant. D’un côté, il est difficile d’appréhender sa propre vitalité quand on est juste vivant·e et qu’on est accaparé·e par nos tâches quotidiennes. De l’autre côté, c’est en essayant de comprendre les êtres non vivants et en s’y comparant que l’on peut plus facilement déterminer ce qui fait de nous des êtres vivants.
Par le passé, j’ai déjà créé des performances où j’interdisais l’entrée aux personnes du public si il·elle·s ne faisaient pas semblant de ne pas être vivant·e·s, d’être des objets. Les gens étaient souvent choqué·e·s de constater qu’il·elle·s n’arrivaient pas à rester figé·e·s, à éteindre leur cerveau, à arrêter de respirer ou de transpirer – et encore moins à ne pas aller aux toilettes. Lors- qu’ils viennent au spectacle, les corps humains vivants ressentent le besoin de critiquer, de juger, de ranger dans des cases, etc., mais aussi d’éprouver de la joie, de rire et de se sentir bien.
Cette année, j’ai élargi mes recherches aux corps vivants. Jusqu’alors, je me mettais moi-même en scène pour des publics d’êtres non vivants : cette fois- ci, cependant, je me suis interrogée sur d’autres types d’êtres vivants pouvant se produire devant des humains – et j’ai au final choisi des canards. Actuellement, je cherche un moyen de proposer une vision artistique de canards dans leur habitat naturel, sans pour autant soumettre leurs habitudes de vie à nos propres exigences humaines et artistiques.
Dans votre projet in situ en cours de création Black Duck Performance, vous questionnez la relation entre, d’un côté, les artistes/humains et, de l’autre côté, les animaux, en vous affranchissant du schéma circassien traditionnel – des animaux dressés pour des numéros – dans une approche où l’animal est lui-même l’artiste, dans son environnement naturel. Qu’avez-vous appris dans vos recherches, et quelle était votre ambition avec cette expérience ?
J’avais déjà créé de nombreux spectacles pour des publics non humains, quand un ami m’a suggéré d’en créer un pour une audience humaine. J’aurais cependant eu l’impression de trahir ma pratique si j’avais entièrement effacé la dimension non humaine de mon travail. Comme je ne souhaitais pas moi-même jouer devant un public humain, je me suis demandé si d’autres êtres vivants – mais non humains – pouvaient se produire devant un tel public. Je me suis alors rendu compte que les animaux se produisaient pour les humains depuis des siècles, que ce soit au cirque, au zoo ou sur les réseaux sociaux. Le canard est depuis toujours un animal spécial pour moi, je me suis donc demandé si je pouvais leur demander de jouer.
Il est nécessaire de repenser notre rapport à l’animal sur scène. Tout au long du XXe siècle, les humains se sont mis à défendre les droits des animaux, et il est devenu illégal de les faire se produire en spectacle. C’était une manière de protéger les animaux face aux abus de dressage et de représentation, mais aussi de ne plus les arracher à leurs milieux naturels. Je me suis donc posé la question suivante : était-il encore possible de voir des animaux sur scène, mais d’une manière respectueuse de leurs droits ? Les canards sont très courants dans les parcs publics, je me suis donc contentée de les observer pour commencer. J’ai été impressionnée par la façon dont ils savent rester eux-mêmes, une authenticité que l’on retrouve également sur notre scène contemporaine : les artistes sont de plus en plus invité·e·s à se montrer tels qu’il·elle·s sont, plutôt que d’interpréter des personnages et de faire semblant d’être ce qu’il·elle·s ne sont pas. De plus en plus d’œuvres in situ ont lieu dans des lieux naturels, qui sont autant de décors imaginaires. Après un certain temps, j’ai cherché un moyen de présenter les canards comme des artistes devant un public humain, sans toutefois perturber leur quotidien. Mes efforts se sont avérés payants ! Mon plus grand enseignement, c’est qu’il est inutile de maltraiter ou de « dresser » un être vivant pour le voir sur scène. Ce que nous ne faisons pas aux humains, pourquoi le ferions-nous à d’autres espèces ?
Pourquoi était-ce si important pour vous d’inclure et de vous connecter à d’autres êtres vivants dans vos créations circassiennes ?
Au cours de mes expérimentations pour un public d’objets, j’ai constaté à quel point il est difficile, pour l’humain, de ne pas être au centre de l’attention. The Sofa Project étant un spectacle solo, je n’avais pas besoin de répéter avec d’autres humains : il n’y avait que moi et des canapés, ce qui me donnait une pleine liberté de création. Avec Black Duck, j’ai voulu explorer la façon dont on peut travailler avec d’autres corps vivants qui ne jugent pas ni ne critiquent, et à qui on n’a pas besoin de plaire. C’est là une des raisons qui m’ont amenée à choisir les canards.
Même si les canards ne se plaignent jamais du processus, les diriger est un véritable défi car je n’ai aucun contrôle sur ce qui se passe. Il peut arriver que les canards ne soient pas là avant la performance, ou qu’ils quittent la scène en plein milieu du spectacle. Il arrive même que les mâles deviennent sexuellement agressifs envers les femelles pendant la représentation. D’autres oiseaux peuvent également s’immiscer sur scène, comme des oies ou des cygnes noirs. Mais je n’y peux rien, et je dois faire confiance aux canards et au processus.
Ce que je peux faire en revanche, c’est créer une atmosphère agréable pour le public humain. Dans le cirque traditionnel, les spectateur·rice·s achètent souvent du pop-corn et des boissons avant le spectacle : j’ai donc décidé de leur distribuer boissons et graines afin qu’il·elle·s puissent manger et partager leur nourriture avec les canards pour exprimer leur gratitude. Il est absolument essentiel que le public humain ne nourrisse pas les canards pendant le spectacle, car cela nuirait à la performance – les canards ne seraient alors plus eux-mêmes et se focaliseraient sur la nourriture. Aussi, les graines sont réservées pour l’après-spectacle afin d’éviter qu’elles ne deviennent l’enjeu central des canards durant la performance.
Pour moi, le cirque doit constamment viser l’impossible. Même si je n’utilise pas mon propre corps pour atteindre et dépasser les limites, je tente l’impossible sur le plan conceptuel en incluant d’autres corps vivants. Il est difficile d’imaginer des canards – qui ignorent l’existence même de l’art, du cirque et du théâtre – devenir à leur tour artistes de cirque : cette expérimentation est, selon moi, l’essence même du cirque. Et puis, les canards sont tout simplement drôles. Leur nature comique ne fait aucun doute.
Comment le public local a-t-il réagi à cette performance ? Pensez-vous qu’en proposant davantage de performances comme celle-ci, les gens seront plus attentionnés vis-à- vis du monde qui les entoure ?
Voir des canards en spectacle, cela rend heureux. Les animaux sont très intéressants à observer : ils sont différents de nous et ont leur propre approche de l’existence. Cela permet aux gens d’élargir leur compréhension de la vie. De plus, la performance des canards n’a aucun sens particulier, ce qui laisse beaucoup de place à l’imagination pour le public. Je ne sais pas si les gens seront plus attentionné·e·s, mais peut-être seront-il·elle·s plus observateur·rice·s, plus attentif·ve·s… ce serait un bon début ! Je serais heureuse si je pouvais inspirer les gens à mieux voir ce qui les entoure.
Quel serait votre souhait pour l’avenir du cirque contemporain en Lituanie en matière d’initiatives écologiques ? Quelles sont les priorités dans ce domaine ?
Je crois qu’il est important de réfléchir le développement durable en termes de pratiques permettant aux individus de gagner leur vie. La priorité absolue du cirque contemporain lituanien ? Rassembler davantage d’artistes créateurs, car à l’heure actuelle, on peut nous compter sur les doigts d’une main. Pour moi, des initiatives écologiques apparaîtront le jour où un système d’aide adéquat sera mis en place, grâce auquel les artistes ne devront plus se battre pour subvenir à leurs besoins vitaux et pourront créer en toute liberté.
Née en 1990, Marija Baranauskaite˙ est l’une des premières créatrices de cirque contemporain profession- nelles de Lituanie. Danseuse contemporaine à ses débuts, Marija fréquente ensuite l’école de clown Phi- lippe Gaulier (Paris) dont elle sort diplômée. Pendant onze ans, elle est actrice et conférencière chez RED NOSES Clowndoctors, une ONG dont elle devient directrice artistique entre 2018 et 2020. Elle co-fonde l’Association du cirque contemporain en Lituanie. Outre ses activités d’enseignement à l’académie litua- nienne de musique et de théâtre, elle a collaboré à une douzaine de performances et de compositions dans les disciplines de la danse, du théâtre et du cirque.